Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #1 - Bonne nuit (Gute Nacht)
Ça commence par un demi-tour. La nouvelle ville paraissait pleine de promesses, la jeune fille rencontrée, elle aussi. Elle lui parle d’amour, lui pense bientôt au mariage. Sauf qu’en fait non. En un paragraphe, la belle change d’avis. La romance est pliée et la voie du personnage toute tracée – ce sera un aller simple, direction : la pampa. Puisqu’on l’envoie balader, il part se promener dans les bois.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder une version sous-titrée, c’est ici.
Une promenade dans les bois ? C’est précisément ce qu’est la Grande Traversée du Jura (GTJ pour les intimes), où je suis parti marcher entre le 2 et le 8 janvier. Sur toute l’étendue du parcours, on navigue entre 1000 et 1400m, jamais au-dessus de la “tree line”, ce seuil au-delà duquel les arbres ne poussent plus et que les randonnées alpestres dépassent souvent.
Pourquoi l’appel de la forêt nous fait-il l’effet d’un chant des sirènes ? De mon côté, je voulais surtout commencer 2023 avec un grand bol d’air (et quelques bonnes tranches de fromage). Je cherchais aussi une matière à écrire – une “pâte à papiers”, en quelque sorte, que j’espérais trouver sous les arbres.
Mais marcher en forêt, c’est aussi retomber en enfance – ou plutôt, dans l’enfance de notre humanité. Les mers et les montagnes, lieux lointains et inhospitaliers, ont beau titiller notre curiosité et attiser nos désirs (de conquête ou de farniente), nous n’y avons jamais été “chez nous”. La forêt, elle, est notre foyer originel : nous sommes tous, au départ, des enfants sauvages nés dans les bois. Nous sommes sylvains.
Quand les premiers humains se dressent sur leurs pattes arrières, il y a 500 000 ans, l’Europe est intégralement recouverte d’arbres (comme raconté dans le très beau film Le Peuple des Forêts). Au moment de la sédentarisation, le premier labeur humain consiste donc à arracher des surfaces cultivables aux espaces boisés. Aux arbres succèdent les ares, et les premiers bûcherons dégagent à la hache les clairières de notre humanité.
Pour autant, à l’époque de Schubert, partir se balader dans les bois était littéralement un truc de fou, ou de romantique (ce qui revient au même, car entre la raison et la folie, le romantique a vite choisi). Début XIXème, la forêt est un espace qui n’est ni civilisé, ni fréquentable. On a répudié l’ancien berceau comme on jette un vieux jouet qui nous rappelle une époque dans laquelle on ne se reconnaît plus. Les contes de fées la peuplent d’une armée de gardiens dissuasifs : satyres, centaures, farfadets, incubes, faunes, chèvre-pieds, gnomes, loups-garous, elfes, stryges, sylphes, dryades, hamadryades – tous ceux dont Maurice Ravel a fait l’inventaire dans sa terrifiante Ronde.
D’ancien berceau, la forêt devient la négation de la civilisation : une marge abandonnée aux bêtes sauvages au sens large, ce qui inclut les brigands et autres amants adultères. Quand Tristan et Yseult s’y réfugient, c’est pour échapper à la justice des hommes dans une terre qui n’appartient à personne – un no king’s land. La forêt est l’abri de tous ceux qui refusent de se plier aux règles du grand jeu de (la) société.
Comme dans le Voyage d’Hiver – car il est tout de même temps de revenir à Schubert, après ce long détour par les sentes forestières. Au tout début de l’oeuvre, on ne sait presque rien du protagoniste, sinon qu’à ce grand jeu de société, il a joué… et il a perdu. Sa seule option : s’enfoncer dans la nature sauvage, en mode into the wild.
Or, pour Schubert, une balade en forêt n’est jamais vraiment une promenade à vélo dominicale avec les enfants. La preuve ? Lui aussi a apporté sa gargouille à l’édifice gothique du grand bestiaire forestier. Et pas la moindre : Le Roi des Aulnes (Erlkönig) – pièce qui est à la fois la meilleure manière de présenter Schubert, mais aussi le lied allemand, cette forme musicale dont il est le maître et dont on parlera beaucoup ici.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Le lied allemand
Le lied allemand (“lied” veut dire chanson en allemand, et “lieder” est son pluriel), est une poésie mise en musique. C’est un format très à la mode au XIXème siècle : un compositeur tombait, dans un journal ou dans un recueil prêté par un ami, sur un texte qui l’inspirait et qu’il mettait en musique – comme un réalisateur adapterait un scénario.
Moralité, un lied est une histoire. Et écouter des lieder sans le texte, c’est comme regarder un film en VO sans sous-titre : impossible d’aimer un film auquel on ne comprend rien…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Le Roi des Aulnes (1815)
Le pitch ? La nuit, dans une forêt, un monstre maléfique essaie d’arracher un enfant à son père qui, pour lui échapper, galope de plus en plus vite. Ça dure 4 minutes, c’est quelque part entre Sleepy Hollow et Blair Witch Project (avec une bonne touche d’Edgar Allan Poe). Et en voici 4 versions au choix pour le découvrir :
Avec sous-titres :
La version animée sous-titrée ultra-flippante en mode Cri de Munch, ou plus gentillette
Sans sous-titres :
La version de Jesse Norman et sa gueule béante (on ne sait plus qui d’elle ou du monstre est le plus flippant)
Ian Bostridge, qui est au lied allemand ce que David Bowie est au rock’n’roll : la classe et la grâce made in UK
Si vous avez regardé, vous serez forcément d’accord : ce morceau est terrifiant. Terrifiant, le piano qui imite le galop du cheval. Terrifiant, ce texte dans lequel le chanteur incarne quatre personnages (narrateur objectif, enfant apeuré, père se voulant rassurant et monstrueux Roi des Aulnes). Terrifiante, la chute de l’histoire. Terrifiante enfin, la précocité de Schubert qui le compose à 18 ans à partir d’un poème de Goethe. Goethe ? À l’époque, c’est un mélange de Lionel Messi, Obama et Jay Z : l’homme le plus admiré de son temps. Schubert lui adresse sa composition, mais Goethe ne répondra jamais…
Quand on écoute le Le Roi des Aulnes, on imagine bien que, pour Schubert, une promenade en forêt est une plongée en eaux troubles, une expédition terrifiante vers les terra incognita du paysage et de l’âme. En quittant la ville pour s’enfoncer vers la nature enneigée, dès le premier morceau du Voyage d’Hiver, le protagoniste choisit d’avancer vers l’inconnu – un inconnu qui est aussi lui-même, et qu’il espère rencontrer au bout du chemin… Car après tout, est-ce qu’on ne voyage pas pour apprendre à se connaître ?
C’est mon cas - mais ce premier numéro a déjà trop duré pour que j’en parle maintenant. J’y reviendrai donc dans le prochain numéro de ce Voyage d’Hiver : La Girouette (Die Wetterfahne).
Merci de suivre ce périple, et jusqu’au prochain épisode, bonne route.
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Hate de lire la suite 😉… tres sympa de le lire en musique.
Flippant ! Merci pour la découverte.. hâte de lire la suite !