24 - Que reste-t-il de nos détours ?
“Il tourne la roue, et sa vielle jamais ne cesse de chanter”
Ça y est ! Ceci est le dernier épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici. Et si vous voulez dire ce que vous avez pensé de cette newsletter, ça se passe là !
Voici donc l’ultime lied du cycle.
Lied #24 - Le Joueur de vielle (Die Leiermann)
Au bout du village, un homme joue de la vielle à roue. Comme il fait pitié ! En haillons, presque nu dans la bise, personne ne lui prête attention – c’est comme s’il était invisible. Mais il continue encore et toujours de chanter. “Ô vieillard étrange et fantasque, faut-il que je suive tes pas ? Veux-tu faire tourner ta vielle pour accompagner mes chansons ?”
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Depuis le début, je n’ai aucune idée de comment tout ça va finir. J’aimais dans le format de la newsletter/feuilleton l’idée de la limite temporelle. J’étais rassuré de signer ce CDD d’écriture : quand on part en randonnée, on préfère savoir quand on va rentrer. Mais maintenant que la fin approche, j’ai évidemment le vertige du dernier chapitre.
Cela fait trois mois que j’ai quitté le Jura. Le lave-linge a depuis longtemps essoré les dernières salissures de mes vêtements et chassé les aiguilles de sapin du fond de mes poches. Une fois évacuées la sueur, la boue et les courbatures de la marche, que reste-t-il ? Que reste-t-il de nos détours ?
Sans ce projet de newsletter, cette randonnée aurait été “juste une marche”. Ça ne vous emmène pas bien haut, une marche. Il en faut plusieurs pour faire un escalier et accéder à l’étage supérieur. Chacun des épisodes de ce Voyage d’Hiver aura donc rajouté des marches à ma marche. Comme dit Annie Ernaux :
“Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme”.
Si je ne savais pas comment tout ça allait se terminer, il y a en revanche une fin qui laissait peu de place au doute : celle du voyageur. Car on arrive à la dernière étape de ce grand fade to white qu’est le Voyage d’Hiver.
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
La chant du vilain petit canard
Fade to white ? Depuis plusieurs lieder déjà, on a surtout l’impression que le voyageur s’enfonce dans la noirceur de ses pensées suicidaires. Comment tout ça va-t-il finir ? Pas forcément comme on s’y attend.
Dans les vingt-trois premiers chants du Voyage d’hiver (comme moi sur la GTJ, d’ailleurs), on ne croise personne. Mais dans ce 24ème lied, il y a enfin quelqu’un ! Un “Leierman”, littéralement, un “joueur de lyre”. Tiens ? Est-ce qu’Orphée se pointerait en guest star pour un grand bouquet final ? Tout au contraire. À la place du chant du cygne, on aura celui d’un vilain petit canard.
“Là-bas, tout au bout du village,
Un homme sur sa vielle joue ;
De ses doigts raidis par la bise
Il tourne comme il peut sa roue."
Notre Orphée n’est qu’un mendiant, et sa lyre (Leier, en allemand) une Drehleier, “vielle à roue” – ancêtre de l’orgue de Barbarie au son nasillard réputé “pauvre” et peu musical. Attention, ça décoiffe :
Note : instrument à manier avec des pincettes, je l’ai vu flinguer l’ambiance d’une soirée de mariage…
Pour ce dernier lied, Schubert change radicalement d’approche. Tout au long du cycle, il n’a cessé de démontrer son raffinement et son inventivité. Ici, il fait tout le contraire : il choisit une musique aussi pauvre que l’instrument du poème, dépouillée à l’extrême. Une musique qui n’a plus que la peau sur les os.
À la main gauche, la petite note avant l’accord vient mimer l’attaque pas très franche de la vielle à roue, pour faire entendre une quinte : la et mi, deux notes qui constituent l’harmonie la plus pauvre, ni mineure, ni majeure.
Et ce n’est pas tout : non seulement l’harmonie est pauvre, mais pire, la mélodie à la main droite est répétitive. Telle la roue de la vielle, la même rengaine va revenir encore et encore, jusqu’à la fin du morceau. Or, en musique classique, la répétition, c’est le mal. On la réserve à la liturgie ou aux comptines pour enfants. Un vrai, un grand compositeur se jauge à la variété de ses idées et de ses inspirations. Il faut chercher à surprendre, tout le temps.
Mais ici, il n’y a plus de place pour l’invention. Tout a été dit. Schubert n’a plus qu’un seul accord – un pauvre la mineur. À bout de force, le voyageur se résout à aller poursuivre sa marche ailleurs, peut-être dans un autre monde, à la suite de ce “vieillard étrange” :
“Ô vieillard étrange et fantasque, faut-il que je suive tes pas ?
Veux-tu faire tourner ta vielle pour accompagner mes chansons ?”
Ce vieillard incarne-t-il la Mort ? Pas forcément : au bout du chemin, notre voyageur a aussi trouvé un compagnon pour partager ses chansons. Chanteur et musicien sont réunis, enfin. Et si la vraie fin de ce Voyage d’hiver, c’était celle de la solitude ?
Terminer un cycle incroyablement inventif sur un morceau avec un seul accord ? Oublier les possibilités infinies des variations mélodiques pour répéter en boucle la même petite rengaine ? Tout ça au terme d’un Voyage qui a compté tant de si belles phrases musicales ? Sacré Schubert. Il fallait oser, quand même…
Aujourd’hui, nos oreilles sont droguées à la répétition, que ce soit avec le rock et ses chansons à quatre accords ou la techno avec ses samples et ses loops. D’un côté, la répétition est addictive et crée un attachement incomparable. De l’autre, elle appauvrit. Il paraît que 90 % du temps, on écoute uniquement de la musique qu’on connaît déjà. Or tout l’art de la musique classique consiste à moduler, varier, développer, surprendre. Pas étonnant qu’elle soit devenue moins accessible à nos oreilles peureuses…
Mon Voyage d’Hiver est aussi un éloge de la contemplation musicale. Dans notre univers de simplifications et de répétitions, le classique est une école de l’attention et de l’étonnement. Il faut écouter des lieder comme on observe les variations saisonnières d’un paysage : en prêtant attention au moindre détail de cette musique aussi changeante que le vent sur les cimes, que les rebonds d’un ruisseau ou que les cinquante nuances de blanc d’une plaine d’hiver.
Soyons honnête : je suis le premier à goûter les plaisirs faciles de la répétition. En journée, en soirée, l’écoute de beats irrésistiblement répétitifs me transporte comme une drogue. Avec ce Voyage d’hiver, j’ai voulu cultiver mon goût du nouveau, du détail et de la variation. Faire aussi un “voyage divers” constitué de bric et de broc, de tours et de détours, de références et d’analyses farfelues, de théories musicales plus ou moins maîtrisées (que penserait mon ancienne professeur au Conservatoire de tout ça ? Je ne suis pas sûr de vouloir savoir...).
Encore un pas, et j’aurai franchi le seuil. Je poserai mon sac et remiserai au vestiaire ma panoplie d’écrivain-randonneur. Le mot de la fin ? J’ai choisi : ce sera Fernweh – la nostalgie d’un pays où l’on n’est jamais allé, en allemand. Je crois qu’on reconnaît les voyages réussis au fait qu’on en revient avec une bonne dose de cette “envie d’aller”. Alors si, au détour de son sentier, ce Voyage d’hiver vous a laissé entrapercevoir des panoramas peu connus et donné un peu de cette Fernweh… peut-être le voyage était-il réussi.
Tout voyageur cherche un compagnon, tout chanteur un public, et tout auteur des lecteurs. Dans Stänchen, énorme tube de Schubert, le poète espère que son chant traversera la nuit jusqu’à des oreilles amies.
Alors merci à vous, chers lecteurs et lectrices, d’avoir fait de mon Voyage d’hiver un périple bien moins solitaire que celui de notre héros, et d’avoir laissé ces newsletters vous parvenir à travers la nuit ou le jour.
Et comment terminer autrement qu’avec dernier lied… “pour la route” ?
“Leise flehen meine Lieder / Doucement s’envolent mes chants
Durch die Nacht zu dir / Dans la nuit, vers toi.”
Vous avez aimé le Voyage d’Hiver ? Ce serait trop, trop sympa de le dire ! Soit en commentaire, juste en dessous, soit en donnant votre avis ici, ce serait vraiment très précieux pour moi. D’avance, un grand merci.
Et si le Voyage vous a plu, n’hésitez pas à en parler à des amis, il n’est pas trop tard !
J’ai adoré suivre ce voyage musical ! Parfois j’avais vraiment l’impression de marcher moi aussi..... c’était formidable !
Ce fut un plaisir de vous accompagner tout au long de votre périple musical.
Le dernier chant est vraiment poignant que ce soit pour les paroles ou pour la mélodie.
Comme vous, sans doute, j'adore Shubert et aussi les randonnées dans la nature sur plusieurs jours, c'est pourquoi votre démarche m'a tout de suite intéressé.
J'ai beaucoup aimé l'acuité de votre regard, votre fantaisie, le goût que vous avez pour les mots mis au service de l'observation, la profondeur de vos réflexions, votre "esprit d'escalier", cette bonne idée de mettre en corrélation un "voyage" musical et une randonnée sur plusieurs jours.
Merci encore ! Bien cordialement Jean Gautier