Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #2 - La Girouette (Die Wetterfahne)
Il est parti sans bruit. Sur la porte, il a simplement gravé “Bonne nuit” en guise d’adieu, avant de s’enfoncer dans les ténèbres enneigées. Eloigné de quelques pas à peine de cette “maison de l’inconstance”, il lève les yeux vers le toit : cette girouette, c’était tout un programme. Un avertissement qui disait “Fluctuating Love for sale”. Le cœur de la belle a tourné. “Le vent joue avec la girouette comme avec les cœurs."
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder une version sous-titrée, c’est ici.
Lundi 2 janvier. Premier combat pour attraper le train de Pontarlier : la lutte contre la couette. Elle pèse toujours un peu plus lourd les jours de grand départ – et encore plus en ce deuxième jour de l’année. Un adage dit qu’en randonnée, on est aussi content de partir qu’on le sera de revenir. Voyager, c’est aussi amorcer ce phénomène d’oscillation (cher à Sylvain Tesson) dans lequel chaque mouvement porte en lui son contraire : c’est le même désir d’ailleurs qui nous donne envie de nous éloigner pour, une fois l’ailleurs atteint, nous inciter à rentrer.
Le problème ? C’est quand le désir du retour survient un peu trop tôt, sans qu’on ait même eu le temps d’atteindre cet horizon lointain. Depuis quelques années, je suis de plus en plus sujet à un syndrome du demi-tour – une sorte de demi-tourite aiguë. Je n’ai jamais été un aventurier. Les expéditions au long cours ou les itinéraires vraiment exposés ne m’ont jamais fait rêver. Mais il m’est souvent arrivé de marcher seul en montagne, bivouaquant plusieurs jours de suite. Au début, je n’éprouvais dans ces moments-là qu’une très grande sensation de liberté. Mais plus les années passent, et plus cette sensation rétrécit, comme après de trop nombreux lavages. Le vent de ma motivation joue avec moi comme avec la girouette de ce deuxième lied de Schubert : à peine parti, une part de moi a déjà envie de rentrer - et ce sera souvent le cas au cours de ce Voyage d’Hiver.
Ce matin-là, néanmoins, le désir d’ailleurs l’emporte. Direction le Jura pour sept jours de marche que la météo annonce ensoleillés, à défaut d’enneigés – et c’est déjà un joli lot de consolation. Le train est parti à 07h53 de Paris, il arrive à 11h04 à Pontarlier d’où je compte rejoindre Les Fourgs en stop. Conseil pratique : en Franche-Comté, la tenue de randonneur augmente de 30 % vos chances d’être pris en auto-stop (ça monte même à +50 % avec une paire de skis de fond). Un premier véhicule m’avance jusqu’à un carrefour. On parle assèchement des nappes phréatiques et ruissellement. Un homme seul en camping-car prend le relais. Il montera bientôt à Paris écouter Chimène Badi chanter Piaf à l’Olympia (kamoulox ?) et se garera, comme à chaque fois, au camping du Bois de Boulogne. J’ai à peine le temps d’entrapercevoir ce monde parallèle inconnu aux portes de Paris qu’on arrive à l’épicerie. Pas la peine d’espérer y trouver un sandwich. Une banane suffira pour l’étape (courte) de ce premier jour.
“Les Fourgs, c’est le paradis du ski de fond”. C’est en ces termes qu’une amie m’avait décrit ce petit village-rue perché sur un plateau du Haut-Doubs. D’habitude, l’hiver, toute la plaine se couvre de neige. Ça et là, les branches nues des arbres à feuilles caduques rappellent qu’ici, à 1100m d’altitude, on est encore entre la campagne et la montagne. Les routes secondaires deviennent des pistes de ski de fond où l’on croise les locaux revenant de la boulangerie, baguette de pain en bandoulière, tels des biathlètes (bag-athl-ettes ?) du brunch dominical .
En quinze ans, je suis venu au moins cinq fois aux Fourgs. C’est ici que j’ai commencé le ski de fond, et je tenais à y faire les premiers pas de cette marche (même si l’itinéraire officiel commence un peu plus loin, à Métabief). Mais cette année, pour la première fois depuis bien longtemps pour un 2 janvier, les Fourgs ne sont pas blancs. Ils sont verts.
Je connais bien la montée vers la chapelle qui inaugure ma randonnée : une ascension courte mais sèche pendant laquelle je profite d’une courte éclaircie – on annonce de la pluie pour la fin d’après-midi. Pressé d’avancer, je décide de couper au plus court, quitte à ne pas faire le détour vers le Sapin Président, “monument” local que je ne manque d’habitude jamais de saluer. Mais, erreur d’orientation, ou joli appel du pied de cette vieille branche : me voilà malgré moi devant la bête.
Un monument ? Il en a en tout cas les dimensions : 5 mètres de circonférence, 42 mètres de haut, un âge estimé de 450 ans (sa première pousse serait donc sortie de terre l’année du massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572…). Brisé à 29m de haut en 2006, on y a depuis gravé un portrait à l’effigie d’Edgar Faure, représenté la pipe au bec (ce qui pourrait être un clin d’oeil coquin aux circonstances de la mort de son homonyme Félix Faure, qui serait mort dans les bras, voire dans la bouche, de sa maîtresse…).
À propos de monument, il est peut-être temps de présenter dignement le Voyage d’hiver de Schubert. Sa découverte a été, avec la Messe en Si de Bach, la raison qui m’a poussé à commencer le chant lyrique il y a maintenant dix ans - ce que j’ai eu la chance de faire (en dépit de toutes les limites d’âge) aux conservatoires de Pantin puis du Xème arrondissement de Paris, en compagnie notamment de Françoise Tillard, grande spécialiste du lied et de la mélodie (son équivalent français).
Schubert écrit le Voyage d’hiver un an avant sa mort. C’est le deuxième recueil de poèmes de Wilhelm Müller qu’il met en musique, après La Belle Meunière (dont on aura l’occasion de reparler). On est alors en 1827 et Schubert est malade d’une syphilis contractée dans un bordel de Vienne. Il se reconnaît immédiatement dans la solitude du protagoniste et sa lente progression vers la mort. Car Schubert est aussi l’archétype du compositeur de génie dont le talent ne sera reconnu qu’à titre posthume. Il disparaît en 1828 dans la pauvreté, inconnu de ceux qu’il admirait. Depuis, Brahms, Liszt, Schumann, Einstein et plein d’autres l’ont encensé. Et le parallélisme frappant entre l’homme et son œuvre ont propulsé le Voyage d’Hiver, enregistré plus de 200 fois, parmi les monuments de la musique classique.
L’hommage étant fait, je reprends la route. Avec à l’estomac, déjà, un léger pincement. De combien ce détour va-t-il rallonger l’itinéraire ? Est-ce que je ne ferais pas mieux de rebrousser chemin vers le parcours le plus direct ? Peut-être est-il encore temps de faire demi-tour ? Et je crois presque entendre le motif de la girouette de Schubert…
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Le figuralisme
On en parlait dans l’épisode 1 : un lied, c’est en quelque sorte une adaptation cinématographique avec les moyens du bord (ou disons plutôt : de l’époque). Et pour réaliser cette “mise en images”, les musiciens ont à leur disposition leur propre arsenal, notamment grâce au figuralisme. Le figuralisme est un procédé qui consiste à reproduire musicalement une image. Tenez, vous entendez cette trille (deux ou trois notes répétées très rapidement) ? C’est le vent qui tourbillonne et fait tourner la girouette sur elle-même. Ou alors, écoutez cet unique accord répété régulièrement ici, dans l’intro du premier morceau, Gute Nacht : c’est le pas du marcheur qui s’enfonce dans la neige. Il suffit de fermer les yeux, d’avoir un tout petit peu d’imagination, et on se rend compte que les compositeurs n’ont pas besoin de caméra : les images sont bel et bien là.
Désormais, je suis prévenu : chez moi, le motif de la girouette annonce la survenue d’une crise de demi-tourite aiguë. Rebrousser chemin le premier jour ? Inenvisageable. Dans ces cas-là, ainsi que je me l’étais promis en préparant ce projet, je me raccroche à mes pas, qui deviennent le métronome de ma pensée. À moins de jouer les Michael Jackson (en me lançant dans une moonwalk improbable en randonnée), mes pas m’emmèneront systématiquement vers l’avant.
Alors je cherche des raisons d’avancer en affûtant mes idées. Et si la pensée aboutie, c’était celle que l’on trouve au bout du chemin ? Oh la belle carotte à suspendre devant mon bec d’âne bâté ! Satané syndrome de la demi-tourite. Tel le personnage La Flûte dans Hook, incapable de voler depuis qu’il a perdu ses billes, je me raccroche à chaque pas à une pensée heureuse, ou plutôt à une pensée audacieuse : “mes billes sont devant”.
Une pensée magique, puisqu’elle réussit ce tour de force : me faire avancer… jusqu’au prochain épisode.
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Belle journée !