Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #3 - Larmes gelées (Gefrorne Tränen)
Tiens, mais il ne neige pourtant pas ? Qu’est-ce donc que ce flocon sur sa joue ? Serait-ce une larme prise par le gel avant même qu’elle ne tombe jusqu’au sol ? En partant sans se retourner, il a aussi voulu cacher ses sanglots. Des sanglots gelés, alors qu’ils jaillissaient brûlants de sa poitrine. Si brûlants qu’ils auraient pu “faire fondre toute la glace de l’hiver”…
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
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J’espérais une odyssée blanche. Je rêvais de poudreuse, de sapins enneigés, de branches givrées. Mais clairement, c’est loupé. Depuis une heure que j’ai quitté Les Fourgs, je marche dans l’herbe verte, les foins jaunis, la gadoue brune. Pas le moindre flocon à l’horizon. Le mélange des tons donne à l’ensemble une teinte caramel : mon odyssée sera beige.
Conséquence immédiate ? Je voyage léger. Pas de raquettes = plus de kilomètres. Je vise une moyenne de 25km par jour, avec mon sac 30L de 10kg qui contient un change pour la nuit, deux livres, un duvet au cas où, une petite serviette, un réchaud, une popote et quelques accessoires. D’habitude, sur la GTJ, il est impératif de réserver à l’avance ses hébergements. Par goût de l’aventure (ou flemme de l’organisation), je n’ai rien prévu. J’avance confiant dans le faible taux d’occupation de cette première semaine de janvier.
Ce dont je ne me doute pas encore, c’est que la difficulté ne sera pas de trouver une place, mais plutôt des gîtes ouverts. La période est si calme que, faute de réservations et de neige, beaucoup d’établissements préfèrent rester fermés. Je m’en aperçois rapidement en longeant la piste du Vourbey et son restaurant où j’ai souvent mangé d’excellentes fondues. Pour la première fois, je découvre la piste sans son blanc manteau, presque toute nue – “cachez ce foin que je ne saurais voir…” Arrivé au restaurant, je trouve porte close. Pour la fondue, c’est râpé.
Je repars sous un bon 12°C. Quand le vent ne souffle pas, la température monte vite sous le Gore-Tex. Je jongle entre les couches thermiques pour éviter de transpirer. À Pontarlier déjà, les températures exceptionnelles étaient sur toutes les lèvres. La veille, les images des fêtards en t-shirt à la Saint-Sylvestre ont tourné en boucle sur les flashs infos. En Pologne, le mercure est monté 18°C plus haut que la moyenne saisonnière. À défaut de pulvériser de la neige de culture (même la nuit, il fait trop chaud pour le snow farming), on pulvérise les records de chaleur. Et comme dans le lied de Schubert, on dirait bien que quelqu’un, ou quelque chose, veut faire “fondre toute la neige de l’hiver”…
À l’approche de Métabief, le sentier m’amène devant une cabane dénommée “Chez moi”. Je saisis littéralement l’invitation et m’y installe pour une pause-écriture. Cette dernière heure, le chemin était tout tracé, plus de bifurcation trompeuse. La rectitude du sentier favorise l’égarement de la pensée. Et les idées viennent vite quand on ne se presse pas. Résultat, j’ai plein de choses à coucher sur le papier – tout en respectant l’impératif catégorique du stylo Bic : j’écris comme si je ne devais jamais rien effacer. Un peu inhibant au début, mais efficace. L’écriture, ça marche. Et la marche, ça écrit…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Larmes gelées (Gefrorne Tränen) est le troisième lied du Voyage d’Hiver de Schubert. Il marque une rupture : jusqu’ici, le protagoniste n’était qu’un passant. Il traversait la ville et les vies sans laisser de traces. Plic, ploc, il laisse tomber quelques larmes sur le sol gelé, et tout va changer.
Encore un bel exemple de figuralisme (voir l’épisode 2) : les deux premières notes miment la chute des larmes, la troisième, tenue plus longuement, évoque leur dissolution dans la neige.
Et cette larme qui tombe dans la neige est loin d’être anecdotique : dans l’esprit romantique, c’est même l’équivalent d’une puissant rituel chamanique. Une goutte de sang/larme a été versée, et magie ! la connexion est établie. La Nature va devenir le reflet de l’âme du marcheur. Désormais, ces deux-là seront de vrais blood brothers.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
La fusion piano/voix
À propos de connexion, Schubert est le spécialiste d’un autre type de fusion : celle du piano et de la voix. Avant lui, le format piano/voix existe, évidemment. Mais le piano se contente d’accompagner. Dans le Voyage d’Hiver de Schubert, le piano va plus loin : il dialogue et il chante (même s’il ne danse pas encore).
Cette évolution se fait très progressivement au sein du Voyage d’Hiver. Dans le premier lied, le piano reste plutôt conventionnel : les accords marquent les temps et une petite rengaine ponctue les refrains. Dans les deuxième et troisième lieder, le piano suit la voix de très près. Mais maintenant que le pacte est scellé, vous verrez : dès le prochain épisode, le piano donnera de la voix.
Fin de journée, j’arrive à Métabief. Sans neige, la station a des faux airs d’aires d’autoroute en semaine. Parking vide et passants qui ne s’éternisent pas. Niveau dodo, j’ai failli me retrouver le bec dans l’eau : les dernières pistes de neige artificielle ont fermé la veille, et les gîtes avec. Je réserve, penaud, un coûteux AirBnB de dernière minute. Nouvelle résolution : m’y prendre à l’avance pour éviter ce type de déconvenue. Au coucher, mes rêves impatients me devancent sur le chemin et partent repérer l’itinéraire du lendemain…
Hâte de reprendre la route au prochain épisode.
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