Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #6 - Débâcle (Wasserflut)
Ses larmes tombent toujours dans la neige. Mais bientôt, un vent chaud soufflera. Larmes et flocons rejoindront le flot du ruisseau, vers la ville. Là, ils passeront devant la maison de sa bien-aimée... Et si l’eau avait bien une mémoire ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
C’est si propre, et je suis si sale. Ma chambre du soir chez Liadet n’est pas simplement immaculée : elle est flambant neuve. Moi ? Mon pantalon technique dégouline de boue et mes chaussures (qui, avant-hier matin encore, posaient fièrement au pied du sapin de Noël) ont déjà pris 10 ans…
Nettoyer tous les soirs des vêtements que je dégueulasserai le lendemain en à peine dix minutes : c’est le petit côté Sisyphe de cette GTJ. Je m’y colle méticuleusement dans la salle de bains. Sous ma semelle, j’ai embarqué tout un microcosme forestier. Boue, herbe, cailloux, brindilles, feuilles. Ne manquent que les sangliers. Je prélève les plus gros morceaux et regarde le reste s’écouler vers la bonde…
Rien de tel qu’une douche chaude après avoir eu froid – c’est la théorie du luxe relatif. Celui-ci favorise chez moi un moment de saisissement face à la magie ordinaire du confort moderne. Cette eau chaude qui tombe de nulle part. Cette eau souillée qui disparaît quelque part. Et si, plutôt que derrière le miroir, on passait de l’autre côté du robinet ?
Justement : dans ce sixième lied du Voyage d’Hiver, on suit la voie de l’eau (aucun rapport avec le blockbuster du moment). Les émotions du protagoniste “prennent l’eau”, littéralement, comme un navire prend la mer vers un nouveau destin. Tombées dans la neige, ses larmes attendent le dégel et ses promesses de voyage sur le dos du ruisseau. Larmiches et flocons vogueront là où le flot les portera.
Nous aussi, suivons la voie de l’eau. Vers l’amont, d’abord. D’où vient-elle, cette eau ? Je repense aux sources du Doubs où j’ai pique-niqué ce midi. “Mystérieuses sources du Doubs”, proclamait, admiratif, le panneau pédagogique. Ses eaux ne tombent ni du ciel, ni de la douche : elles jaillissent des entrailles de la terre, en remontant le long d’un siphon de 55 mètres où des spéléologues suisses ont en vain cherché la Vouivre en 1968.
Pour avoir vu récemment le génial The Rescue (La Grotte en VF) des réalisateurs oscarisés Elizabeth Chai Vasarhelyi et Jimmy Chin, je suis convaincu d’une chose : la spéléologie sous-marine, ce n’est pas pour moi. Tout le monde n’est pas prêt à plonger vers les sources obscures de ses torrents intérieurs. À la spéléo’, le protagoniste du Voyage d’Hiver préfère lui aussi la fuite en avant. On ne sait rien de la source de son désespoir. Tout ce qu’on voit, c’est le puits d’où jaillit le torrent qui l’emporte vers l’océan blanc. Ce qu’il faut explorer, c’est devant.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Schubert et Müller
Dans ce lied, larmes et flocons sont comme Robin et Petitjean : bons compagnons. À propos de compagnons, je n’ai pas encore parlé (à tort !) d’un compagnonnage fondamental dans la conception du Voyage d’Hiver : celui de Schubert et de Wilhelm Müller, l’auteur des poèmes.
Schubert et Müller ne se sont jamais rencontrés et pourtant, leur association a accouché de deux immenses chefs d’oeuvre. En 1823, Schubert met déjà en musique le recueil La Belle Meunière (Die Schöne Müllerin). Müller (dont le nom veut dire “meunier”, en allemand), y raconte ses propres amours impossibles à travers la romance d’un jeune meunier et d’une meunière. Amour naissant, doutes, jalousie, déception y sont évoqués en détail. Et on peut considérer que le Voyage d’Hiver, découvert par Schubert en 1827, reprend là où La Belle Meunière s’était arrêté.
Fun fact : La Belle Meunière a même été adapté au cinéma par Marcel Pagnol (grand fan de Schubert), avec Jacqueline Pagnol dans le rôle titre… et Tino Rossi (!) dans celui du meunier. Pour un aperçu de son charme à peine désuet et suranné, c’est ici.
Direction devant, donc. Où va l’eau ? Vers l’aval, forcément. Depuis le promontoire qui surplombe les sources du Doubs, on a une vue magnifique sur tout le Moutat, la région de Mouthe, et ses paysages sculptés au “cis-eau” de l’érosion et du ruissellement : vallées, tourbières, combes…
À quel point cet éco-système sub-polaire est-il menacé ? Les tourbières, exploitées tant que la tourbe servait de combustible l’hiver, sont en phase de reconstitution. Les nappes phréatiques ? Partout en France, elles sont au plus bas. Quand le sol est sec, l’eau ruisselle vers les rivières sans alimenter les nappes dont les niveaux sont préoccupants. Bon, dans le Jura, cet hiver, de l’eau a coulé sous les ponts et dans les champs. Les sols se sont ré-humidifiés, mes semelles en attestent. Ça colle sous les pieds.
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Un débat de spécialistes
Ça colle sous les pieds ? Un peu comme l’introduction au piano de ce sixième lied du Voyage d’Hiver, qui fait l’objet d’un grand débat de spécialistes : le deuxième accord de la main gauche doit-il tomber en même temps que la troisième note de la main droite ? Ou pas ?
Deux exemples. Chez Prégardien et Staier (1997), ça colle :
Chez Fischer-Dieskau et Demus (1964), ça ne colle pas :
Qui a raison ? Le sujet, difficile à trancher, est une question “d’assimilation du triolet”. Le rythme est ternaire à la main droite, binaire à la main gauche. Ces rythmes différents doivent-ils se rejoindre à un moment ? Ou rester décalés ? Aujourd’hui, l’écriture musicale moderne ne laisserait pas place au doute. Mais à l’époque de Schubert, la notation, encore un peu rudimentaire, n’est pas aussi précise. Et toutes les interprétations sont a priori possibles.
En attendant, comme le raconte Ian Bostridge, ténor anglais grand spécialiste du Voyage d’Hiver, il y a toujours, dans toutes les salles du monde, un mélomane bien snob au premier rang pour hocher la tête avec mécontentement… quelle que soit l’option choisie.
C’est la nuit. J’ai terminé mon écoute du Voyage d’Hiver, nettoyé mon équipement et laissé la salle de bains (presque) aussi propre qu’à mon arrivée. Dehors, les températures sont nettement plus basses. Ma chambre est chauffée par un poêle intelligent qui, pour éviter les réveils nocturnes, s’alimente automatiquement. Seul hic : il fait ça dans un raffut de machines à sous qui me fait sursauter trois fois au cours de la nuit…
Au matin, le prochain épisode sera peut-être blanc ?
Mais quel humour ! Maintenant, au Voyage d'Hiver, on rit: on sourit (à chacun son tour d'être sale de la tête aux pied et de devoir tenter de remettre les choses à peu près au carré !), on rit en douce, on rigole bien des aléas variés du confort ponctué de vacarme.
La seule chose qui m'ennuie, c'est l'avancée des épisodes: encore quelques uns, six ou dix peut-être, et ce sera fini, il faudra "rentrer à la maison" et attendre l'année prochaine pour la suite de l'itinérance.😢