Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #12 - Solitude (Einsamkeit)
En levant les yeux, il aperçoit un petit nuage noir, solitaire dans le ciel bleu. Tiens, ça lui rappelle quelqu’un… Ah ! Quand les tempêtes faisaient rage, au moins il n’était pas seul.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Si je n’ai jamais été convaincu de l’utilité du pantalon de pluie, j’ai changé d’avis. Rapide check-up à la sortie de la vallée de l’Orbe : je suis une éponge détrempée qui traîne deux gros paquets de boue à ses pieds.
C’est dans cette tenue pas très correcte que je me présente dans les établissements select de la station des Rousses. Dès l’entrée de la ville, le ton était donné : c’est par le golf que la GTJ arrive en ville. On passe sans transition de la mise au vert à la mise au green. Dans le centre, je longe les vitrines en laissant derrière moi un sillage brunâtre. Un écriteau “comté affiné au Macvin” me fait pousser la porte d’un fromager – mieux que le chant des sirènes, l’appel du comté.
Supermarché, voitures, magasins, vitrines… les Rousses sont une vraie ville. Quant à moi, après trois jours de marche en forêt, je suis un Robinson fraîchement repêché de son île. Est-ce qu’une bière fraîche et une tartiflette ne favoriseraient pas mon acclimatation ? Oh que oui ! J’échoue dans un restaurant où je déjeune au rythme du plic ploc de mes affaires ruisselantes étalées un peu partout. Au moment de partir, on m’apporte gentiment une serpillière et l’addition.
Sacré buffet de desserts qui m’attend à la sortie : c’est soleil à volonté. Je me prends ses rayons (de miel) en pleine poire (melba) et file comme l’éclair (au chocolat) vers le sud-ouest, direction la Grenotte où je dormirai ce soir.
En ce jeudi 5 janvier, 14 heures, j’en suis officiellement à la moitié de mon périple. Je marche depuis trois jours complets. Il m’en reste trois autres jusqu’à dimanche midi, quand je prendrai mon train de retour. Ça tombe bien : nous en sommes aussi à la moitié du Voyage d’Hiver de Schubert…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Une fausse fin
Solitude, le douzième lied du Voyage d’Hiver de Schubert, était au départ censé clôturer le cycle. Pour une raison simple : Müller a d’abord publié une première version de son Winterreise en douze poèmes. C’est ce premier cahier que Schubert décide de mettre en musique et, sur la partition originale, il inscrit donc “Fin” en bas de notre lied du jour. Notre voyageur conclut son périple seul et malheureux dans un monde brillant et joyeux :
“Comme un nuage sombre passe dans l’air serein (...)
Ainsi je suis ma route et vais traînant le pas
Traversant cette vie si joyeuse et si claire
Moi qui suis solitaire et qu’on ne salue pas.”
Mais Schubert découvrira quelques mois plus tard la “suite” des poèmes de Müller, et il complètera le cycle avec des lieder qui, on le verra, auront une dimension beaucoup plus métaphysique…
Je repars en longeant les remparts du Fort des Rousses. L’imprenable citadelle est devenue un parcours d’accrobranches. Le tremplin de saut à ski, lui, ressemble à une de ces usines abandonnées qui bordent le pourtour du lac Michigan, comme dans une exposition géante de ruin porn.
Après la foule de la ville, c’est le retour à la solitude de la marche. Un petit kilomètre en forêt et je débouche bientôt en pleine campagne. Aux alentours des Rousses, le paysage est un grand canapé matelassé. Les collines ont des rondeurs moelleuses où l’on aimerait se rouler. Quelques maisons avec des cheminées, des arbres, un massif forestier dans le lointain… Ce décor a la candeur d’un dessin enfantin.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
L’espace disponible
Que d’espace ! Chaque maison trône sur sa colline d’où les habitants, rois et reines en leur salon, contemplent l’étendue de leur domaine.
Pour avoir grandi dans une maison avec jardin, loin de tout voisin, je crois ne m’être jamais adapté à la densité de la ville. Si vraiment “ma liberté s'arrête là où commence celle des autres”, alors en appartement, le confinement est permanent. Très souvent, je fais cet exercice agoraphobe qui consiste à abolir mentalement les murs de mon immeuble pour mieux visualiser la foule de mes voisins, comme suspendus dans l’air. Et constater l’incroyable promiscuité de la vie en ville… Comme j'envie alors les grands espaces des habitants du Jura dont la liberté s'étale sur plusieurs kilomètres carré.
Note : l’espace disponible influence-t-il la manière dont on se comporte ? Je pense qu’il influence au moins la manière dont on parle… et dont on chante. La preuve : depuis leurs grands espaces, Américains et Canadiens disposent de tout l’espace disponible pour déployer leurs larges voix (Céline Dion, Garou, Whitney Houston…). Tandis que les chanteurs parisiens, confinés dans leur chambre de bonne, se contentent de susurrer des mots doux à nos oreilles, en mode Carla Bruni…
Même si la température s’est réchauffée, je suis toujours bien mouillé et j’ai grand’hâte d’arriver à la Grenotte. Depuis le haut d’une colline, j’aperçois ma terre promise dont une vallée assez profonde me sépare encore. L’appel de la douche chaude me fait presser le pas. Je rêve de lire sous la couette ou au coin du feu en attendant le dîner. Mais une fois à la porte, je me cogne à ce panneau : “pas d’arrivée avant 17h. Merci de respecter nos heures de repos”.
Damn. Il est 16h10 et le soleil vient de disparaître derrière la colline…
Super!!!je ne me lasse pas!