Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #5 - Le Tilleul (Der Lindenbaum)
Devant le porche, à la fontaine, se tient un beau tilleul. Combien de siestes et de beaux rêves sous ses branches ! Combien de serments gravés dans son écorce ! Mais à présent, il faut s’enfoncer dans la nuit noire, malgré le vent glacé qui emporte tout. Et toujours, le tilleul lui murmure : “c’est ici que tu trouveras ton repos”.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Une quiche lorraine en Franche-Comté. C’est en dégustant cette joyeuse torsion gastro-culturelle que je contemple les sources du Doubs et la plaine de Mouthe – cette petite Sibérie qui ressemble aujourd’hui à un Mister Freeze oublié au soleil.
En ce 3 janvier, la petite Sibérie n’est plus ce qu’elle était. Un triste tas de neige abandonné attend de fondre sous le dernier canon de culture. Pourtant, la réputation de Mouthe en tant que ville la plus froide de France n’est plus à faire. Mais l’ombre du passé* ne suffit pas à garder les flocons au frais…
Le centre de Mouthe étant 1km en dehors de l’itinéraire, je m’épargne ce détour pour arriver au plus vite chez Liadet – de la pluie est encore annoncée pour la fin de journée. Je longe les tourbières, souvenirs de lointaines ères glaciaires. Une dernière montée dans les sapins, et des cheminées fumantes se profilent au bout du chemin. Le message est plus efficace que n’importe quel néon clinquant de Las Vegas : elles fument, donc ils servent. Déclinaison jurassienne du cogito cartésien. Fin de l’étape et baisser de rideau sur les gros godillots.
En voyant approcher les cheminées de Chez Liadet, j’éprouve le même réconfort que le personnage de Schubert arrivant dans la cour au tilleul, fourbu après sa longue marche, dans le cinquième lied du Voyage d’Hiver. Le tilleul, arbre majestueux qu’on aperçoit souvent à côté des maisons de Franche-Comté – colosse végétal qui voisine les bâtisses gigantesques.
Même en hiver, privé de ses feuilles, un tilleul ne perd jamais complètement son ombrage. En laissant son regard courir à ses pieds, on croit parfois attraper quelques ombres de ses printemps passés. Banquet de soir d’été pour fêter l’achèvement d’une maison, la construction d’une grange, la fin d’une moisson. Des naissances, des funérailles. Des joies, des drames. Le tilleul est un arbre social qui regarde les hommes vivre. Il voit passer les générations comme ses feuilles : elles poussent, verdissent, se flétrissent et tombent. Seul le tempo change.
“Dans la joie, dans la peine
Toujours vers lui j’allais”.
Le Tilleul est l’un des lieder les plus connus de Schubert. En Allemagne, presque tout le monde est capable de vous en chanter la première phrase, que le hasard (bien aidé par la sublime simplicité de la mélodie) a rangé parmi les airs que chacun connaît sans trop savoir pourquoi, ni comment.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Bien avant le partage Facebook ou WhatsApp de Spotify, on pouvait déjà faire découvrir à ses amis un “tube” (tel que Le Tilleul)… grâce à la carte postale musicale. Ça ressemblait à ça :
Une illustration, cinq mesures de musique, une mélodie harmonisée à deux voix. À l’époque, presque tout ceux qui écoutaient de la musique savaient aussi la jouer. Le courrier pouvait être musical. Pour moi, il y a dans cette idée précisément quelque chose d’une carte postale que nous enverrait le passé…
Mais derrière l’élégance et le moelleux de la musique se cache un combat. Le tilleul, le porche et la fontaine sont loin, et les rêves du passé (forcément idéalisé) se heurtent à l’âpreté du présent. Chez Schubert, le protagoniste cherche le printemps sous la neige. Moi, c’est l’hiver que j’attends dans la gadoue.
Reviendra-t-il, mon bel hiver blanc ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Dans Le Tilleul, pour illustrer le glissement depuis le rêve du passé jusqu’à la dure réalité, Schubert utilise un procédé bien connu des musiciens : la minorisation.
Concrètement, ça donne ça : quand le premier couplet en majeur nous plonge dans une sorte de bain béat de nostalgie…
… dans le deuxième, le passage en mineur ouvre une brèche par laquelle tous les fantômes du présent envahissent le passé idéalisé.
La différence entre les deux tient à presque rien. Dans une gamme, il y a huit notes. Pour passer du mode majeur au mineur, il suffit de “descendre” deux d’entre elles (seulement !) d’un demi-ton, soit le plus petit écart qui existe entre deux notes dans la musique occidentale. C’est, par exemple, l’écart qui sépare les 3 notes du thème de James Bond. Presque rien, donc… mais ça change tout.
La suite du lied ? Elle est balayée par une rude bourrasque qui arrache le couvre-chef du protagoniste et lui rappelle que – trêve de nostalgie – il a quand même d’autres chats à fouetter. Et des kilomètres à avaler.
Seul dormeur du soir chez Liadet, je suis surclassé dans un petit appartement indépendant tout neuf à la déco fraîchement achetée chez Ikéa. Je rabats mes envies de rustique sur la salle commune avec ses gigantesques cloches de vache suspendues – les mêmes qu’on offre chaque année au vainqueur de la Transjurassienne, plus grande course de ski de fond de France.
Nicolas, le propriétaire, m’accueille avec un sourire crispé. Si peu de réservations, même pour une première semaine de janvier, ça n’est pas habituel. Et c’est préoccupant. Si la neige se refuse au Jura, les touristes, eux non plus, ne viendront pas…
À table, j’étanche ma soif de Jura à coups de Macvin et de Morteau au chou - très efficace. Quatre convives finissent par débarquer, mais seulement pour dîner, ils sont montés en voiture. Mon attention vaque de leur conversation vers la collection de dossards de la Transjurassienne accrochés aux murs. Combien Nicolas pourra-t-il encore en épingler ? La tenue de la course paraît chaque année plus incertaine.
Ce n’est pas que la digestion : en passant par l’extérieur pour rejoindre mes appartements (avec 35m2, le pluriel n’est pas usurpé), il fait vraiment froid. Je grelotte. Enfin ! Un énorme nuage de vapeur s’échappe de mes narines et prend au clair de la pleine lune des formes fantasmagoriques. Je rentre terminer une nouvelle écoute du Voyage d’Hiver que je m’interdis d’écouter en marchant – ce serait comme porter des œillères. Et j’écris :
“J’ai certainement voulu relier des points. Les Fourgs, Pré Poncet, Chalet Gaillard, La Pesse… En marchant, je m’apprête à tracer une ligne entre tous ces endroits que j’ai aimés, toutes ces époques, toutes ces personnes que j’ai été. Quelle figure invisible apparaîtra enfin quand, comme dans le jeu d’enfant, j’aurai fini de relier les points ?”
Voilà une réponse qui devra attendre un peu loin que le prochain épisode…
*P.-S. : En pensant à “l’ombre du passé”, je ne peux m’empêcher un clin d’oeil appuyé au Seigneur des anneaux (dont le deuxième chapitre s’intitule ainsi), livre qui a semé en moi la graine de la randonnée, tant la trilogie n’est rien d’autre que l’histoire d’une grande marche entre amis vers une montagne. Merci à toi, noble Seigneur des randos !
Comme d’hab excellent !
Encore une fois Genial....