Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #7 - Sur le Fleuve (Auf dem Flusse)
Au printemps, tu murmurais si gaiement. Mais te voilà immobile, silencieux. En bon amoureux éploré, il a gravé leurs noms, à lui et à elle, dans la glace. Les promesses y dureront-elles plus longtemps que celles gravées dans l’écorce ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Comme un gosse. Cette nuit, il a gelé, et je suis comme un gosse qui découvre la neige par sa fenêtre au matin de Noël. Le voilà enfin, mon voyage d’hiver ! Sous le voile de gaze blanc poudré qui recouvre les pâtures de chez Liadet, la Nature est bonne à marier. J’entame ma rando matinale sur un air de marche nuptiale.
C’est grisant, tout ce blanc. J’avance d’un bon pas car 28km me séparent de Chalet Gaillard où je dormirai ce soir. En ce mercredi 4 janvier, le programme est aussi massif que ma tarte aux myrtilles de la veille : Pré Poncet, Chapelle-des-Bois, les lacs des Mortes et de Bellefontaine, avant de monter dans le Risoux. Mais pour l’heure, je suis le tracé la Fabrice Guy, célèbre piste de ski de fond de 23,5km et 510m de D+ (dont le même Fabrice Guy, champion olympique de combiné nordique, est détenteur du record à ski en 1h10).
La route forestière enroule ses lacets le long des courbes molles du relief jurassien. Sur ce parcours sinueux, chaque virage cache un mystère. On conquiert ces petits horizons qui abritent des lointains accessibles et des futurs (vraiment très) proches. Si les alpinistes sont les conquérants de l’inutile, les randonneurs, eux, sont les conquérants du facile.
“Qu’est-ce qui m’attend derrière le prochain tournant ?” Cette question, ma grand-mère se la posait tous les matins – et c’est sans doute elle qui l’a menée d’un pas aussi alerte jusqu’à ses 99 ans. La curiosité, phénomène physique par lequel le vide et l’inconnu nous aspirent vers l’avant…
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Derrière le prochain tournant ? L’inconnu, le caché… ou, dans les mots posés par Paul Eluard sur les dessins de Man Ray dans le recueil Les Mains Libres, “l’interdit”.
En attendant, derrière chaque coin du sentier, l’herbe est plus verte. L’air se réchauffe et les prés reverdissent à vue d'œil. L’hiver n’était qu’un mirage matinal. Seules résistent quelques plaques de glace, terrées dans les ornières. L’hiver jurassien joue à chat-perché sur un glaçon…
Que reste-t-il sous cette croûte gelée ? C’est la question de ce septième lied du Voyage d’Hiver. Le fleuve, si impétueux au printemps, est pris par la glace. Et il devient méconnaissable…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Deux cycles, deux ambiances
Fleuve gelé, fleuve vivant. Entre les deux recueils de poèmes de Wilhelm Müller mis en musique par Schubert (La Belle Meunière et Le Voyage d’Hiver, donc), deux morceaux décrivent ces deux états de l’eau.
Dans Wohin, deuxième chant de La Belle Meunière, le ruisseau est le compagnon qui guide le héros vers l’amour. On l’entend murmurer, et dès l’introduction du piano, rebondir en cascade joyeuse le long des parois de la montagne :
Audio : Werner Gura, ténor ; Jan Schultz, piano.
Dans Le Voyage d’Hiver ? Le fleuve, jadis si impétueux et vivant, est glacé, immobile, froid. Attention, contraste :
Y’a pas photo : quelques années après la légèreté guillerette de La Belle Meunière, Müller et Schubert en ont gros sur la patate. Müller s’ennuie comme un rat dans la bibliothèque ducale de Dessau, et Schubert est malade…
Déjà trois heures que je marche sans avoir croisé âme qui vive. Soudain, au bout du chemin, je tombe nez-à-nez avec un étrange buisson – en réalité, un homme vêtu d’une tenue Ghillie, un camouflage militaire conçu pour l’affût. Son but ? “Shooter”, sans doute. La question est “avec quoi ?” Et, accessoirement : “qui ?”… La taille de son sac à dos me rassure vite : ça sent davantage l’appareil photo que le fusil. Mais qu’il soit chasseur ou photographe, dans les deux cas, l’approche de la nature exige manifestement une tenue de combat.
Je dérange son affût, il trouble ma solitude. Le signe de tête qu’il m’adresse est autant un salut qu’une manière de me pointer la sortie – j’empiète sur son territoire. Je m’exécute et arrive bientôt au point le plus haut de la Fabrice Guy. Dilemme : monter au refuge de la Jaique en quête d’un hypothétique casse-croûte ? Ou redescendre sur Pré Poncet ? Je choisis une nouvelle fois d’escamoter le sommet. Pratique dont je suis coutumier : en randonnée comme en musique, j’ai tendance à préférer les itinéraires bis.
La preuve avec la fin de ce Auf dem Flusse, qui atteint un la, soit la note la plus haute de tout le Voyage d’Hiver. Bien incapable de la chanter correctement alors que j’étais élève au conservatoire, je devais, penaud, me rabattre sur la voix inférieure prévue par Schubert pour les chanteurs rétifs aux hauteurs :
Dans Le Déclic Créatif, le pianiste Yaron Herman raconte avoir composé des mélodies en s’inspirant des lignes tracées par les lumières des montagnes au-delà de Tel Aviv. Est-ce que c’est moi, ou le final de notre septième lied a comme un air de famille avec le profil de cette Fabrice Guy ?
Il n’est peut-être finalement pas si extrême, ce grand écart entre la randonnée et la musique, entre la balade et la ballade. Qui composera bientôt la symphonie de la Fabrice Guy ?
À l’approche de Pré Poncet, j’avise un abri – grand mot pour un toit de tôle posé au-dessus d’un matelas et de quelques cadavres de bières. C’est là que je consigne dans mon carnet, en notation musicale, la formule du mouvement perpétuel :
II: A –> B :II ad. lib.
Ou pour le dire en français : aller d’un point A à un point B… puis recommencer.
Jusqu’au prochain épisode.