Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #8 - Regard en arrière (Rückblick)
Il fonce sous la neige et ne s’arrêtera que lorsque la ville aura disparu. Elle lui avait pourtant paru si accueillante ! Alouettes, rossignols, tilleuls, ruisseaux, tout était enchanteur, jusqu’à ce que son regard croise ces deux yeux fatidiques…
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Mais qui a donc piqué les piquets de la GTJ ? Depuis mon départ de Métabief, l’itinéraire était parfaitement balisé. Les piquets orange (pour le ski de fond) ou jaune fluo (pour les raquettes) n’étaient jamais espacés de plus d’une dizaine de mètres, ce qui correspond à la visibilité minimale en cas de grosse purée de pois.
Sauf qu’à l’approche de Pré Poncet, les piquets ont disparu. À la place, des grandes tiges de bois coiffées d’un pauvre morceau de scotch blanc. Y a-t-il eu rupture de stock des piquets en plastique ? Qui est l’auteur de ce stick-napping ? Ce Cluedo des pistes (“je soupçonne Jean-Marc avec le pick-up dans la salle hors-sac”) attendra. Il est 11h et je suis encore à 10km de Chapelle-des-Bois, seul endroit où j’espère (enfin) trouver un restaurant ouvert le midi.
10km en 2h, sachant que j’en ai déjà 10 dans les pattes ? Pas gagné. Faut-il ralentir et se contenter d’un nouveau pique-nique en forêt ? Ou, au contraire, être ambitieux et tracer vers la pause-déjeuner ? Selon les termes de Barry Schwartz, l’auteur du Paradoxe du Choix, serai-je un satisficer qui préfère une solution convenable obtenue à moindre coût ? Ou plutôt un maximiser qui exige le meilleur à tout prix ?
Presser ou ne pas presser, telle est la question. Mon Jiminy Cricket intérieur prend le visage terrifiant de J.K. Simmons dans Whiplash : “Not quite my tempo. Now, are you rushing or are you dragging ?” Trop de pression, je ne sais plus…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Le regard-tourbillon
Aller en avant ou en arrière ? Accélérer ou ralentir ? L’indécision est aussi au cœur de Regard en arrière (Ruckblick), huitième lied totalement janussien (pour ne pas dire schizophrénique) du Voyage d’Hiver. Ici, le personnage principal ne sait littéralement plus où donner de la tête. Devant ? Derrière ? Plus qu’un syndrome de la demi-tourite, c’est une crise de “toupie-te” aiguë qui saisit notre pauvre ami.
Les couplets sont tour à tour rapide, grave, affolé et mineur, avec le piano qui court derrière le chanteur :
Puis lent, léger, serein et majeur, avec le piano qui accompagne doucement la voix :
Et pour couronner le tout, parfois un peu des deux en même temps :
Ce dernier extrait est un bon exemple d’une grande spécificité de Schubert, chez qui la tonalité majeure peut parfois être encore plus désespérée que le mineur, dans une sorte de doux-amer abyssal.
On est d’ailleurs clairement au bord du gouffre de la folie. Mais notre protagoniste s’apprête nonobstant à faire un grand pas en avant. Dans le prochain lied, Feu follet, on le retrouvera au fond du fond…
Des arguments-massues tombent dans la balance de mon indécision. Ils ont pour doux noms “croûte”, “röstis” ou “morbiflette” – ces best-sellers de la gastronomie jurassienne que je n’ai humés ni de près ni de loin en trois jours. Face à eux, le mouliné aux sept légumes et le muesli lyophilisé de mon sac ne pèsent pas bien lourd. C’est donc le sac léger (gustativement parlant) que j’arrive à Pré-Poncet, aka la glacière du Doubs, souvent le dernier endroit où il reste de la neige quand elle a fondu partout ailleurs. Bis repetita : pas la moindre trace de blanc. Chou (pas) blanc, je suis au moins aussi vert que les champs.
Un petit kilomètre plus loin, je débouche sur la majestueuse Combe des Cives. Sur la route en contrebas, un skieur à roulettes trompe sa faim de neige en avalant l’asphalte.
Cette vision me remémore une théorie maison dont je me suis promis de faire un jour un livre : la théorie du skieur de fond.
En ski de fond, il existe deux techniques :
la technique dite “classique” : on avance les skis parallèles, bien calés dans des rails.
avantage : équilibre stable
inconvénient : vitesse moyenne
la technique dite “skating” : on avance en patinant comme en roller, en utilisant toute la largeur de la piste.
avantage : vitesse élevée
inconvénient : équilibre précaire
Je vois dans cette “théorie du skieur du fond” une démonstration ski aux pieds des vertus de la dialectique, un plaidoyer pour l’alternance et un éloge du changement d’avis. Un coup à droite, un coup à gauche : et si le balancement était le secret de la vitesse ? Je crois profondément qu’explorer des opinions opposées propulse nos idées vers l’avant, et qu’on avance toujours plus lentement dans les rails de nos certitudes. Mieux que le moteur à explosion, le moteur à contradictions surfe sur la dynamique des contraires. Mais attention : pour ne pas terminer le nez planté dans la neige, il faut y aller à fond, mettre tout son poids de chaque côté. On ne peut pas tricher.
Accélérer pour mieux ralentir, donc. Je fonce pour arriver à l’heure à Chapelle-des-Bois. Il sera toujours temps de lever le pied une fois ceux-ci calés sous la table, une assiette copieuse posée sur celle-là.
Avant le civet, la combe des Cives : une traversée de 6km à travers ce paysage typiquement jurassien. Sur les sentiers, l’écomusée Maison Michaud a disposé des panneaux pédagogiques qui ravivent la mémoire du style de vie de l’endroit. Par exemple ? Ce découpage spatial propre aux village-rue où la propriété, bordée étroitement dans sa largeur par les parcelles voisines, s’étend dans la profondeur aussi loin que se trouve la lisière de la forêt.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Le rappel de la forêt
Bonne nouvelle ? Dans le Jura, le désengagement agricole favorise le retour de la forêt qui, année après année, grignote des siècles de labeur paysan. Ce reboisement sauvage est très difficile à endiguer, car l’épicéa est un rude gaillard. On ne dirait pas, mais la moindre bouture de 5 cm de haut cache un réseau de racines quasiment impossible à arracher. Une seule solution : les ratiboiser à peine sorties de terre. Ce combat man vs. tree rappelle, si besoin était, que toutes les clairières de la Terre ne sont jamais que des répits temporaires. Un jour prochain, c’est sûr, la forêt l’emportera.
Je longe des murets de pierre qui délimitent les prairies à bétail des champs cultivés. Dans la forêt, le sentier est un peu monotone et la vue limitée. Je brode mon propre parcours, un coup en dessous de la lisière, un coup au-dessus. Décidément, je préfère varier. Arrivé au milieu de cette grande banane qu’est la Combe des Cives, j’aperçois le clocher de Chapelle-des-Bois derrière le versant opposé. Il sonne 13h. Mon estomac descend prêter renfort à mes talons.
Au prochain épisode, il sera grand temps de déjeuner.
Ce suspense est insoutenable.