Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #9 - Feu Follet (Irrlicht)
Une étrange lueur l’a attiré au fond des entrailles de la terre. Comment s’en sortir ? Il n’y a de toute façon qu’un seul chemin. Tous les fleuves mènent à la mer. Et toutes les peines mènent à la tombe…
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
C’est un pic, c’est un cap, que dis-je, c’est un cap ? C’est une crêpe. Une ÉNORME crêpe.
Malgré ma belle balade contre-la-montre du jour (j’ai marché 20km en 4 heures), j’ai bien cru que la pause-déjeuner allait encore me filer sous le nez. À Chapelle-des-bois, il y a deux restos. Le premier, Les Clochettes du Risoux, est fermé le mercredi – pas de bol ! Direction le deuxième. Est-ce qu’il sera ouvert ? Est-ce qu’il servira ? Pire, et s’il était complet ???
Je profite du retour du réseau mobile pour appeler Les Pâturages. Ils ont bien une table. J’ai à peine raccroché que j’arrive sur le parking (rempli !). Bingo, je tiens enfin mon resto.
Après deux jours de bonheur misanthrope, c’est l’euphorie du bain de foule (relatif) : il y a plus de monde dans la salle que je n’en ai croisé en trois jours. J’examine la vingtaine de convives aussi goulûment que j’engloutis ma galette complète :
Un trio et deux quatuors de retraités-aventuriers
Un binôme britannique en déni météorologique : ils sont en combis de ski par +10°C
Une joyeuse famille néerlandaise qui met à rude épreuve l’anglais approximatif de la serveuse
Un tête à tête père-fils (environ 20 ans) : je les imagine bûcherons ou menuisiers, célébrant peut-être l’ajout tout récent d’un “& fils” sur l’enseigne familiale.
Et puis, juste derrière moi, une longue table au casting hétérogène. Une majorité d’hommes, en tenue de travail ou de ville. Certains ont l’accent du cru, d’autres pas du tout. Les professions se précisent au fil de la conversation : flics, notables, agriculteurs, scientifiques. Une jeune fille pose beaucoup de questions. Un mot rôde dans leurs débats houleux. Il a à peine pointé le bout de son nez qu’il capte toute mon attention.
Ils parlent du loup.
Je l’ignore encore à ce moment-là, mais à Chapelle-des-Bois, cet automne, on a vu bien plus que la queue du loup. Avant qu’on ne rentre les bêtes pour l’hiver, le village vivait en pleine psychose. 29 attaques, 24 génisses tuées, 30 blessées. Rien que cette année.
En entendant crier au loup, mon imaginaire écolo-citadin a automatiquement déclenché un couplet mélo-bobo. “Le retour du loup dans nos forêts ? C’est so Into the wild, on adore. Quelle sauvagerie délicieusement poétique”. Oui, de loin, c’est une gentille comptine. De près, ça ressemble plus à un film d’horreur, et mes voisins livrent un autre son de cloche (de montbéliarde) : celui qu’on entend la nuit lorsque les bovins affolés couchent les clôtures pour se réfugier près des habitations…
Bribes de conversation attrapées au vol :
Des rappels administratifs : pour avoir le droit de tirer un loup, il faut
que le troupeau ait déjà été attaqué ;
être propriétaire de la parcelle ;
être titulaire d’un permis de chasse.
=> Alors l’éleveur aura le droit de procéder à un (et un seul) tir “d’effarouchement” (ce qui suppose de viser à côté).
Des constats amers : “Le loup, c’est la biodiversité. Pas le Comté…”
Des private jokes : “Ah, les journalistes de France 3 ! J’parie qu’ils se souviendront longtemps de toi”.
Plus tard, je recolle ces morceaux d’infos. Je retrouve un de mes voisins de table sur la vidéo d’un clash entre journalistes et éleveurs. Alors que la brigade des louvetiers avait déposé une carcasse pour “réguler” (comprendre : abattre) les loups, des opposants ont débarqué pour asperger la zone d’eau de cologne et faire fuir la meute.
Ailleurs, un éleveur épuisé explique se lever deux fois par nuit pour tourner en voiture autour de son troupeau, avant d’enchaîner avec sa journée de boulot. Qui, à sa place, n’aurait pas peur de voir scintiller dans la lumière des phares deux yeux jaunes ? Qui n’aurait pas peur du grand méchant loup ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Dans la catégorie lumières dans la nuit, on a eu les yeux de la jeune fille : ceux qui ont fait basculer Regard en arrière (Rückblick), le lied précédent, du doux souvenir à la douleur cuisante. Dans Feu Follet, le neuvième lied du Voyage d’Hiver, c’est encore une lumière étrange qui attire le voyageur dans un Upside down à la Stranger Things (mauvaise référence pop du jour : 1/3).
Evidemment, l’auditeur du Voyage d’Hiver entend le feu follet avant de la voir. On commence par descendre au fond de la caverne… avant d’apercevoir, nous entraînant vers les profondeurs, une lumière vacillante :
Il y a dans ce lied un mélange étrange de rire, de folie et de désespoir – une folie ricanante tout droit sortie de Joker (mauvaise référence pop du jour : 2/3). Comme celle qu’on entend ici :
Suivie de ce diabolique éclat de rire pianistique :
Dans un registre toujours plus gai, le voyageur admet aussi connaître sa destination finale (mauvaise référence pop du jour : 3/3).
Tous les fleuves mènent à la mer,
Toutes les peines mènent à la tombe.
Bref, ça risque de ne pas très bien se terminer, cette histoire…
Et l’histoire du loup et de Chapelle-des-Bois, comment est-ce qu’elle se terminera ? L’hiver a pour l’instant mis le récit sur pause. Mais tout compte fait, mes promenades dans les bois n’étaient pas si solitaires que ça. Il y a bien deux meutes actives (soit environ 12 individus) entre Métabief et le secteur du Massacre, juste au sud des Rousses. De Métabief au Massacre ? Ça alors, mais c’est pile mon itinéraire… Pour autant, même si Pierre et le Loup était mon premier traumatisme enfantin, je ne crains pas le loup – ne serait-ce que parce que la dernière attaque sur un humain en France remonte à 1918. Le loup n’arrêtera pas ma promenade dans les bois.
Je repars vers Chalet-Gaillard, où j’ai réservé pour la nuit. Je passe par le cimetière des pestiférés (pour rester sur une note gaie) et marche vers le lac des Mortes. Une toponymie bien macabre pour un paysage d’habitude si riant. La marche nuptiale de ce matin devient funèbre. Je me retourne et jette, depuis les hauteurs, un dernier regard en arrière sur Chapelle-des-Bois, ce village de carte postale à l’allure tellement paisible.
Décidément, il faut se méfier des images d’Épinal.
Merci
Super! Plein d’humour!