10 - Un penchant pour les montées
“C’est en m’allongeant pour trouver le repos que je sens combien je suis las.”
Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #10 - Repos (Rast)
Ni le froid, ni le poids : la tempête le rendait insensible, invincible. Passant devant une cabane, il s’offre une pause. Erreur fatale. C’est quand les muscles refroidissent que les blessures surgissent.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Mais où sont les suiveurs, les fumigènes, les hélicos et les supporters ? Nous entrons pourtant dans le grand final de l’étape reine de ma GTJ. Avec, pour terminer ce mercredi 4 janvier en beauté, une ascension digne du Tour de France : 150m de dénivelé en 647m de distance, soit 21% de moyenne avec 400m à 30 %. Les connaisseurs apprécieront, ça monte sec.
J’ai un penchant pour les montées. Un peu avantagé par la Nature (grandes jambes et gabarit léger), bien servi aussi par ma culture (enfance dans une maison à flanc de coteau, en haut d’un grand jardin en pente), je fais depuis des années trôner au sommet de toutes mes bios de réseaux sociaux cette phrase d’André Gide :
“Peu importe que l’on suive sa pente, pourvu que ce soit en montant”.
Quand certaines inclinaisons nous tirent vers le haut, alors il faut s’y adonner sans réserve. Y aller à fond même si ça paraît fou. J’ai écouté le conseil de Michel Berger et suivi ma musique où elle allait (musique intérieure, s’entend) : depuis la contrebasse jusqu’à la danse classique sans oublier les longues heures perdues sur Zelda… Eh oui, il faut parfois descendre pour mieux remonter, c’est la base du balancement et de la théorie du skieur de fond.
Pour l’heure, c’est dare-dare que j’aborde ce raidard. Premier à s’envoler dans la montée : mon cardio. Parti d’un tranquille andante à 80 bpm, un vif accelerando l’emporte allegro à 150 bpm. J’essaie de tenir la cadence mais mon sang bat la mesure sforzando dans mes tempes, et la pulsation galope presto vers les 180 bpm. La montée est encore longue, alors je préfère lâcher pour terminer moderato à 120 bpm.
Le temps de réaliser que les tempi de la musique correspondent assez précisément à l’amplitude cardiaque d’un humain (de 40 à 220 bpm ou beats per minute, coïncidence, je ne pense pas), me voilà au sommet. Est-ce l’effort qui me fait voir flou ? Je passe devant le promontoire de la roche Bernard (j’ai manqué de peu celui de la roche Champion, pourtant très approprié) réputé offrir l’une des plus belles vues du Jura. Not today. Pour le panorama, on repassera :
C’est donc auréolé de gloire et de brouillard que j’arrive à Chalet Gaillard. En réservant la veille, par téléphone (“au nom de Froissant, comme un croissant mais avec un F”), je me suis découvert une quasi homonyme en la logeuse (“ça alors, moi c’est Broissant, comme un croissant mais avec un B”) – une Normande qui a repris le lieu avec son compagnon il y a une petite dizaine d‘années.
Je suis venu à trois reprises à Chalet Gaillard, du temps des anciens propriétaires. J’aime son isolement, sa sobriété, les alcôves de son dortoir et sa grande baie vitrée qui plonge dans les sapins. Pour les bains de forêt, c’est la baignoire rêvée. Et à part un nouveau petit chalet qui fait aussi atelier de céramique, presque rien n’a changé.
Ce soir-là, il y a foule – enfin, pour la saison. Trois copines suisses et deux potes manceaux qui, hier, ont bivouaqué dehors malgré le gel. Je ne m’attarde pas outrancièrement sur ma nuit Chez Liadet dans mon appart’ surchauffé (merci le poêle intelligent). “Et si on passait plutôt à table ?” Une énorme soupe paysanne bien gaillarde (forcément) atterrit dans nos assiettes. La discussion, elle, décolle faire le tour du monde : ascension du Kilimandjaro, randonnée au Machu Picchu, un peu de Cévennes aussi… On boucle le périple sur un trip tease comme j’aime : liqueur de bourgeons de sapin faite maison, sirotée autour d’un Uno. Je ne gagne pas la moindre partie. Clairement, les trois Suissesses sont de mèche…
Sans rancune. J’aime la magie de ces refuges de montagne où l’effort de l’ascension filtre mieux que n’importe quel algorithme les matchs potentiels. Dénivelé 1 ; data scientitsts 0. Encore une raison, s’il en fallait, de préférer les montées au scroll down. Je rejoins mon alcôve apaisé, serein… et sans la moindre envie d’écrire. La convivialité, opium de l’écrivain. J’en viens presque à me demander : mais pourquoi donc me torturer l’esprit ? Est-ce qu’il n’est pas plus simple de marcher sans penser ? Profiter d’en avoir plein les bottes pour mieux se vider la tête ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Après l’effort, le réconfort ?
Certainement pas dans Rast, dixième lied du Voyage d’Hiver. Autant le tempérament romantique du personnage de Müller et Schubert s’épanouit dans la tempête, autant au repos, il souffre le martyre :
“Et toi mon coeur, dans la lutte et l’orage,
Toujours indomptable et hardi
Ce n’est qu’en reposant que tu sens la morsure
Du ver qui te dévore avec son dard de feu”.
La musique de Schubert évoque parfaitement cette pique brûlante mais indispensable pour reprendre la route et ne pas s’endormir dans l’ouate de l’oisiveté. Plus qu’une phrase, c’est un claquement de fouet, un “hue !” de cocher :
La douleur, plus que le confort, aurait la vertu de faire avancer ?
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Aux pays de la mélancolie
La mélancolie, sponsor #1 des artistes ? Bob Dylan dit avoir perdu la magie de ses années de galère. Vanessa Wagner place tout en haut des remerciements de son album “ma mélancolie et tout ce qu’elle m’apporte”. Schubert aussi disait aimer plus que tout les lieder de son Voyage d’Hiver, directement inspirés d’une mélancolie telle qu’il n’en avait jamais connue dans sa vie.
Si l’influence de la mélancolie est quasi-constante à travers les époques, elle a trouvé des noms différents selon les pays :
blues (américain) : dérivé des “blue devils”, équivalent anglophone des “idées noires” (à écouter chez Robert Johnson) ;
spleen (anglais) : soif de beauté cachée, chère à Baudelaire ;
saudade (portugais) : sentiment de délicieuse nostalgie (à écouter chez Cesaria Evora) ;
sehnsucht (allemand) : impossibilité d’atteindre un idéal (à écouter chez Schubert, Brad Mehldau ou… Rammstein) ;
fernweh (allemand) : nostalgie d’un pays où l’on est jamais allé ;
nagori (japonais) : nostalgie de la saison qui se finit (à lire dans le très beau livre de Ryoko Sekiguchi).
Japonais, le nagori ? Il me semble qu’en ce début d’hiver sans neige, il pourrait bien se trouver un proche cousin jurassien…
Mes pensées sont moins troublées. Je lis dans mon alcôve au fond du dortoir. L’escalier menant aux toilettes sèches est à l’autre bout de mon petit monde du soir, les réveils nocturnes ne seront pas discrets. Minuit sonne le premier mouvement d’un concerto pour parquets grinçants. Tout le monde y va de son petit solo en sol qui craque. Dehors, un fin grésil douche gratis les candidats au petit coin. En revenant, il me semble que le plancher gémit encore un peu plus fort.
Les jambes sont lourdes après cette longue journée – les paupières aussi.
Génial !
Formidable! J’ai adoré cet episode!