14 - La vache par-dessus la montagne
“Du crépuscule au petit jour, plus d’une tête devient blanche”
Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #14 - La tête blanche (Die greise Kopf)
Des cheveux blancs ? Marcherait-il déjà depuis tant d’années ? Mais non, enfin, ce n’était qu’un voile de givre. Elle est toujours bien là, cette encombrante jeunesse. Jusqu’au bout de ses cheveux…
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Je ne suis même pas sorti de ma chambre que je me fais déjà balader. Par qui ? Par mon amie la météo, pardi, dont le sempiternel capriccio (le mouvement musical, pas la pizza) commence à me lasser. Hier soir, c’était soleil annoncé. Ce matin au réveil, c’est pluie toute la journée. Je descends prendre un petit-déjeuner morose quand, plot twist, un rayon digne d’une gloire baroque perce les nuages.
J’avale, je remballe et je décolle. Rasé de près par la lumière du matin, le paysage est plus que jamais digne d’une carte postale.
Si je décolle aussi vite que je peux, pour le soleil, c’est nettement plus laborieux. On est le vendredi 6 janvier et, si près du solstice, notre astre radieux se hisse péniblement au-dessus de l’horizon. Pire, en montant vers la Darbella, je le vois disparaître derrière le massif du Risoux. On dirait un ado’ bougon qui se recouche à peine levé. Jusqu’à Lajoux, je suis encore parti pour marcher à l’ombre.
Ça monte sec vers la Darbella. En plein effort, le tempo du corps accélère. Je débranche le cerveau. Dans le ciel, un voile de brume recouvre les nuages. Autour de moi, deux rideaux de sapins bordent mon champ de vision. Bien aidé par la météo et la forêt, le paysage qui m’entoure s’efface derrière celui de mes sensations.
Des sapins, des sapins et encore des sapins. Le paysage défile aussi mécaniquement que la projection d’une lanterne manège. Sur ce décor sans prise, l’esprit décroche. Je dévisse et sombre dans un néant de la pensée.
Que reste-t-il quand on se vide la tête ? Spoiler : dans mon cas, ce n’est vraiment pas beau à voir (ni à entendre). Depuis plusieurs jours, c’est la même horrible chanson de mon enfance qui revient dans ces moments de transe ambulante :
“Gaby Gaby Gaby Gaby,
L’ami l’ami l’ami l’ami des tout petits.
Tourne le bouton, le bouton tout rond,
Et je chanterai une chanson”.
Pas vraiment du Schubert…
D’où remontent les souvenirs d’enfance ? Il paraît qu’en vieillissant, le cerveau laisse parfois surgir des images qu’on croyait profondément enterrées. J’ai été témoin de ce curieux phénomène un après-midi de septembre 2010. Ma grand-mère était dans sa centième année, et à deux mois de sa mort. La maladie commençait à gagner du terrain et, dans un moment de lucidité, elle avait surpris un souvenir refluer depuis les abysses de sa mémoire centenaire. Entre deux gorgées de thé et une navette à la fleur d’oranger, elle m’avait chanté cette comptine que lui avait apprise sa nanny anglaise pendant la guerre (la première, elle était née en 1911…). Elle me la restitua dans un anglais parfait :
“Hey diddle diddle,
The cat and the fiddle,
The cow jumped over the moon;
The little dog laughed
To see such sport,
And the dish ran away with the spoon.”
Sur le moment, j’avais trouvé la chanson plutôt absurde. Il s’agissait apparemment de nursery rhymes, genre de chansons très populaires aux XVIIIème et XIXème siècles dont les paroles ne veulent souvent rien dire. Rien dire ? Pourtant, dans les semaines suivant, l’une des phrases de cette comptine devait venir toquer à ma porte de manière plutôt insistante.
Une semaine passa. Par pur hasard, je décidai de regarder un film qui patientait depuis longtemps sur ma “liste à voir” : Fitzcarraldo de Werner Herzog. L’histoire d’un entrepreneur fou d’opéra (et fou tout court) qui décide, pour atteindre un Eldorado du caoutchouc (une vallée inaccessible plantée de milliers d’hévéas) de faire passer un bateau à vapeur par-dessus une montagne. Tout ça en Amazonie, en plus. Quand ses actionnaires, incrédules, lui demandent comment il compte bien réaliser ce prodige, il répond d’une boutade :
“Like the cow jumped over the moon”.
Sur le moment, je ne tiquai pas. “Pas mal, cette réplique”, pensai-je peut-être. Puis, quelques semaines plus tard, début octobre, je me rendis au salon Light du Centre National de l’Edition d’Art Image, à Paris. Parmi les centaines d’ouvrages hétéroclites tirés en série ultra-limitée et exposés dans un désordre assez impressionnant, je tombai sur celui-ci :
Pour ce petit livre au tirage confidentiel, l’artiste Aurélien Froment était parti interroger Werner Herzog sur ce thème précis : le lien entre la comptine et le film. Jusqu’alors, je n’avais pas fait le rapprochement. Mais clairement, l’univers essayait de m’envoyer un message. Je l’avais finalement reçu. Mais il voulait me dire quoi, au juste ? Les vaches sauteraient-elles par-dessus les montagnes ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Dans ce quatorzième lied, le voyageur voudrait appuyer sur avance rapide. “C’est pas bientôt fini, cette histoire ? Ce voyage qui n’en finit plus ? Est-ce que je pourrais s’il vous plaît piocher la carte Vieillesse, aller directement en Maison de retraite, et ne pas passer par la case départ ?…” Voilà tout ce que souhaite le personnage qui se réjouit de découvrir des cheveux blancs au sommet de son crâne. On le retrouve donc encore une fois au top de sa forme :
“Je me suis cru alors devenu un vieillard, et je m’en suis réjoui. (...)
Ah, comme je hais ma jeunesse ! Qu’il est long le chemin qui conduit au tombeau !”
Avec ce lied, la deuxième partie de ce Voyage d’Hiver bascule dans une nouvelle conception musicale. Autant la première partie était classique et figurative, autant à partir de maintenant, la musique va devenir de plus en plus abstraite.
Il est loin, le piano qui mimait le vent ou le fleuve. Comme le ciel derrière ma brume ou le paysage derrière mes sapins pendant ma marche, le piano disparaît :
D’un point de vue technique, la construction est celle d’un récitatif d’opéra : une partie mi-parlée, mi-chantée, où l’accompagnement instrumental est minimal. Cette mise en musique (ou en scène) dépouillée ne fait que renforcer la solitude du voyageur. Mais à l’époque de Schubert, un tel dépouillement est ultra-radical – on est limite sur Le Carré Noir sur Fond Blanc de Malevitch.
Il faudra au moins autant d’audace au voyageur pour continuer à avancer vers la destination qu’il vient de se fixer…
De la brume, des sapins, un tracé rectiligne. Par un hiver blanc, la piste de la Dolarde évoquerait les grands espaces canadiens. Aujourd’hui, c’est juste un grand margouillis. Et si c’était le moment de se rappeler ce petit mot doux que m’a envoyé l’univers ? Face à la difficulté, face à l’adversité, j’aimerais croire à l’existence d’une méthode infaillible. Une pensée magique et enfantine, une devise auto-réalisatrice qui rendrait l’impossible possible, même quand les pieds sont fatigués et l’esprit embrumé.
Et faire comme la vache qui a sauté par-dessus la lune.
Formidable cet episode qui fait reference a Kali !!!