Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #15 - La Corneille (Die Krähe)
Mais en fait, il n’était pas seul du tout. Depuis qu’il a quitté la ville, il a au moins un compagnon : cette corneille qui plane au-dessus de sa tête, comme un vautour… tu parles d’un oiseau de mauvais augure !
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Pas question aujourd’hui de sauter par-dessus une lune ou une montagne, comme Fitzcarraldo. Mais par-dessus un massif : le Massacre. C’est parti pour 14 kilomètres d’une croisière trans-sylvaine entre Les Rousses et Lajoux.
Le premier massacre de la journée ? Encore une fois, la météo. J’ai laissé le beau temps au pied du massif. En m’enfonçant dans la forêt, les rideaux de la brume et des sapins s’épaississent et m’enferment dans un corridor à mourir d’ennui.
Certes, cette mort-là n’est pas bien méchante comparée à celle des 600 mercenaires italiens d’où le massif tire son nom. Envoyés par François Ier secourir la ville de Genève un triste jour de 1535, ils furent mis en déroute et anéantis par les armées du duc de Savoie. 500 ans plus tard, le temps et la sève ont porté leurs restes jusqu’au faîte des conifères. De là-haut, 50 mètres au-dessus du sol, peut-être contemplent-ils enfin la ville qu’ils n’ont jamais pu défendre…
S’il ne faisait pas bon être un mercenaire au Massacre en 1535, en 2023, en revanche, l’endroit est un vrai sanctuaire pour les bêtes sauvages. Zone Natura 2000, au cœur du Parc Naturel du Haut-Jura, on trouve parmi les phénix des hôtes de ses bois le grand tétras, le lynx ou le loup. Je me mets en mode Pattes Patrouille : il s’agit d’ouvrir l’œil, et le bon. Mais autant chercher une aiguille de sapin sous mes bottes de sagouin… Quand soudain, à un carrefour plus dégagé, un point blanc s’agite, bondit entre les touffes, se dresse.
Salut à toi, noble hermine ! Plus majestueuse sur ce manteau de verdure que sur les épaules de n’importe quel roi, évêque ou professeur d’Oxford. Mais par ces hivers bruns, cette fourrure blanche dont tu te pares à l’automne et qui t’a valu tant de persécutions te trahit encore une fois. Autant, dans la neige, c’est une vraie cape d’invisibilité, autant, dans la boue marronnasse, impossible de te louper…
Je me sens un élan de Petit Prince : et si je t'apprivoisais ? Le film My Octopus Teacher m’a fait rêver de rapports hommes-animaux en dehors du cadre de la domesticité. À force de visites quotidiennes, un plongeur sud-africain y parvient à tisser une relation de confiance avec un poulpe. Moi aussi, je voudrais devenir frère des ours, copains des lynx ou danser avec les loups…
Note : Pour se rapprocher de la nature sauvage, l’association Ferus organise d’ailleurs des stages bénévoles de terrain.
Hélas ! Mon ambassade auprès de la noble hermine ne dure pas. Au premier pas que je fais vers elle, elle s’enfuit. Je repars donc seul… pile au moment où, une fois n’est pas coutume, notre ami du Voyage d’Hiver ne l’est plus tout à fait.
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Mieux vaut être seul que mal accompagné ?
C’est un peu la question que soulève ce quinzième lied, La Corneille (Die Krähe). Quelque chose plane au-dessus de la tête de notre marcheur.
Les arpèges montant et descendant décrivent bien les circonvolutions de cette corneille, oiseau à la fois très intelligent, mais aussi charognard.
Tentative de prise de contact :
“Corneille, oiseau fantastique, ne me laisseras-tu jamais seul ?
Penses-tu, comme d’une proie, de mon corps faire ta patûre ?”
Manger ou être mangé, telle est la question de notre voyageur qui, dans ses idées noires, voit dans ce plumage un sombre augure… Est-ce que le seul moment où un animal et un humain peuvent se jurer fidélité, c’est quand l’un est certain de manger l’autre ?
Je laisse les vautours au marcheur du Voyage d’Hiver et m’envole vers le chalet de la Frasse, un des points hauts de la GTJ, à 1293m d’altitude. Dans l’immense salle commune, c’est l’âtre et le néant. Il est 11h et je m’abîme dans la contemplation d’un chocolat chaud en fantasmant devant la carte du déjeuner. Les bûches du foyer justifient cent fois les embûches du sentier.
Ce matin, la gérante du chalet a croisé une biche. Le lynx ? Avec lui, c’est à la nuit tombante qu’on a le plus de chance de matcher. Dommage, j’ai d’autres chats sauvages à fouetter. Je repars fort d’une nouvelle vocation de slasheur : devenir randonneur/pisteur.
Dans ce nouveau métier, je découvre une nouvelle alliée sur les chemins défoncés : la boue. Ou plutôt la boue-ggle. En vrai Google de la forêt, elle tracke les allées et venues de tout le monde et vend ses data au plus marchant. Je colle mon regard à mes basques et explore les ornières à la recherche des fameuses “laissées” lues chez Baptiste Morizot… Bingo ! Encore mieux qu’un caca : une papatte.
Mon imaginaire se balade entre loup et chien. Patte ? Pas trouille ! Je ne peux m’empêcher de regarder autour de moi avec un léger frisson. Et si je tombais sur deux yeux jaunes, une truffe fumante et des crocs blancs ?
Entre loup ou chien ?
Clairement, pas facile à dire. Laissons plutôt la parole aux pros :
“Les empreintes de loups sont généralement ovales et sont très similaires à celles de gros chiens. Le coussinet et les empreintes de griffes sont cependant généralement plus longs chez les loups que chez les chiens domestiques.”
Un seul moyen de trancher : le com-patte-ratif :
Personnellement ? Mon diagnostic est clair…
Le brouillard se referme sur moi, la forêt aussi. Le parcours de la GTJ s’aventure hors du sentier. Pour aller faire coucou aux loups ? Dans le décor impressionniste du chaos forestier, le balisage jaune devient moins visible. Tiens ? D’ailleurs, il a disparu. Oupsie. En même temps, je ne vois pas à quel moment j’ai pu louper un embranchement. “Continuons tout droit, je retrouverai forcément mon chemin un peu plus loin”.
Espérons que ce ne seront pas vos derniers mots, Jean-Pierre…