Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #16 - Dernier espoir (Letzte Hoffnung)
Mieux que la roulette russe : la feuille morte russe. Dans ce paysage enneigé, quelques feuilles résistent encore à l’assaut de l’hiver. Parfois, il mise tout sur l’une d’elle. Résistera-t-elle au vent mauvais ? Et si elle tombe, tombera-t-il avec elle ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
“Perdu ! Je suis perdu !” Dans les Blake & Mortimer de mon enfance, cette phrase annonçait la crainte d’une mort imminente – à laquelle les deux héros échappaient systématiquement. Rien d’aussi grave pour moi, en cette fin de matinée dans la forêt du Massacre. Je me suis juste “momentanément éloigné du sentier”. Le plus dur, c’est surtout l’affront fait à mon cher sens de l’orientation. Il faut dire que jusqu’à présent, il n’avait pas été mis à très rude épreuve…
Mais ça change. Sur cette portion, les pisteurs ont voulu explorer les entrailles de la forêt. Le sentier opère une dissection à la sauvage pour couper droit dans un enchevêtrement de troncs, de souches et de rochers. Il faut bien lever les pieds pour ne pas se prendre un croc-en-jambes. Si la neige est le tapis de l’hiver, j’ai l’impression de m’aventurer dans le capharnaüm que des forestiers peu soigneux espéraient planquer dessous…
Une courte partie de saute-mon-tronc plus tard, je retrouve la route forestière de la GTJ ski de fond. Et après mon cher Sapin Président, c’est une autre vieille branche que je retrouve avec joie : l’épicéa muté.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
L’épicéa muté
Si j’ai déjà cité La Fontaine dans le numéro précédent, pour le coup, l’épicéa muté est vraiment “le phénix des hôtes de ces bois” : une star qui attire les fanas d’arbres et autres geeks arboriphiles (?) de France et d’ailleurs.
Concrètement ? L’hiver, il ressemble à ça :
Comme l’explique très bien le blog de ce spécialiste :
“L’épicéa muté est une fantaisie de la nature. Sa partie basse est celle d’un épicéa normal, sa partie haute celle d’un épicéa columnaire”.
L’épicéa columnaire est une espèce endogène de l’Arctique. Pour mieux se protéger des températures extrêmes, l’arbre s’emmitoufle dans un feuillage très court dont il recouvre la moindre parcelle de son écorce. Sur les hauteurs du massif du Massacre et leurs températures polaires, la bise qui claque l’hiver est un baiser mortel digne des Détraqueurs. Pour s’en protéger, un épicéa un peu plus audacieux que les autres a donc fait le choix darwinien de s’adapter pour survivre. Un vrai starbre-upper, ou growth-hacker (au sens propre).
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
L’espoir à un fil
À propos d’arbre et de hasard ! Dans le lied du jour, Dernier espoir (Letzte Hoffnung) notre voyageur s’invente une variante naturaliste de la roulette russe : la feuille morte russe. Mode d’emploi :
“Alors je contemple une feuille
Et je suspends à elle tout mon espoir (...)
Ah ! Si la feuille tombe à terre
Tous mes espoirs avec elle s’effondrent”.
Jouer sa vie sur une feuille ? Note de l’auteur : les enfants, ne faites pas pareil à la maison. Plus sérieusement, ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est la manière dont Schubert restitue musicalement ce sentiment d’incertitude. Dès l’introduction, rien n’est carré. En musique, traditionnellement, l’accent tombe sur le premier temps d’une mesure. Ici, c’est tout l’inverse, comme le montrent les “>” disséminés un peu partout sur la partition :
À l’oreille, le piano mime la trajectoire totalement désarticulée et imprévisible d’une feuille morte ballotée par le moindre brin d’air :
Mais vous commencez à connaître notre voyageur. Avec lui, les dés sont toujours pipés. La feuille tombe, et il se retrouve plus bas que terre :
“Et moi-même je m’effondre, pleurant sur le tombeau de mon espoir défunt.”
À ceux qui n’en pourraient plus de ce romantique torturé, il faut peut-être pointer ici une limite de ma démarche. En concert, le Voyage d’Hiver dure 75 minutes. C’est certes long pour une œuvre de musique classique (surtout pour un duo), mais très court pour un film ou une histoire. Il est donc possible que, par une sorte d’effet Heisenberg selon lequel l’observation altère toujours les propriétés d’une molécule observée, le format du feuilleton crée une distance avec l’œuvre et les sentiments du personnage. Si le rythme épisodique alourdit le pas de cette marche funèbre, en concert, c’est un coup de vent qui nous scotche sur notre siège.
Pour revenir au lied du jour : ce “Wein” (“je pleure, en français”), est donc l’un des moments les plus poignants du cycle. Que ce désespoir naisse de la chute d’une feuille morte pourrait être risible… c’est tout le contraire.
Note : en allemand, le verbe “wein” '(pleurer) a un potentiel musical que beaucoup de compositeurs ont magnifié. Par exemple Schein, compositeur allemand du XVIIème grand fan de madrigaux italiens, qui en a fait cette torture chromatique :
C’est quand même dommage, le soleil n’est vraiment pas loin. J’ai l’impression qu’il me suffirait de me mettre sur la pointe des pieds pour sortir la tête de la purée… mais non. Quand le brouillard traîne les pattes, il ne faut pas rêver bien loin pour avoir la tête dans les nuages.
Je débouche dans la superbe combe à la chèvre à l’heure du pique-nique. Un vrai jurassien irait chercher des morilles dans la brume, mais je me contente d’un velouté aux champignons déshydraté réchauffé dans ma popote. Même si sur le papier, ça ne fait pas rêver, sur le moment, c’est royal.
14h. Encore dix bons kilomètres jusqu’à l’hôtel où, même si je ne le sais pas encore, je vais passer une sacrée soirée…