Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #17 - Au Village (Im Dorfe)
Les chiens aboient, les chaînes grincent, les humains ronflent. Il passe comme un fantôme dans ce village qui est comme un monde auquel il n’appartient plus. Pourquoi dormir quand tous ses rêves se sont envolés ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
L’arrivée à Lajoux depuis la forêt du Massacre est un atterrissage. On commence la descente en passant sous les nuages, puis on aperçoit dans le lointain les premiers signes de la ville. Les maisons, d’abord espacées, se rapprochent. On passe progressivement du voisinage distendu des fermes d’alpage à la mitoyenneté des maisons de ville. Comme une photo pixellisée qui mettrait du temps à charger, l’image de la ville se compose progressivement, à mesure que les maisons se resserrent.
Avec ses panneaux “chalet d’altitude”, ses locations de skis, ses chalets, Lajoux ressemble à un éléphant dans un tutu. “Toi, une station de ski ? Arrête de faire genre...” Sans la moindre trace de neige, le déguisement est un peu grossier.
14h30. Après ma traversée du désert forestier, j’entre dans celui du “bar d’altitude” du coin où, seul et unique client, je complète mon velouté Liebig du midi d’une crème caramel très déstructurée (voire régurgitée ?). Après avoir échangé quelques mots avec la serveuse, celle-ci explique à son patron au téléphone et entre deux quintes de toux qu’elle est malade du Covid. Décidément, quelle joie de retrouver présence humaine…
Deuxième bonne nouvelle : en entrant boire le digeo’, un groupe d’habitués remarque une odeur de gaz. Ah oui ? Je m’éclipse courageusement pour ne pas déranger leur enquête et me replie à la Maison du Parc des Hautes-Combes, où l’on expose une clé colossale de 30cm de long. À l’époque, les clés étaient ainsi conçues pour être plus facilement retrouvées dans les décombres, en cas d’incendie. Covid, gaz, incendie… Décidément, on vit dangereusement à Lajoux. Je préfère ne pas tendre la mienne (de joue) pour me faire battre. Hit the road, Jack : direction le Manon pour l’étape du soir.
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Dans le lied du jour aussi, notre voyage passe par un village. Format musical oblige, c’est par touches sonores que Schubert compose le paysage :
“Les chiens aboient,
Les chaînes grincent,
Les humains ronflent,
Rêvant de tout ce qu’ils n’ont pas.”
Une fois n’est pas coutume, Schubert et Müller quittent le sentier naturaliste pour évoquer le matérialisme. Rêver à ce que l’on a pas ? Voilà un rêve bien moderne.
“Au matin, tout s’est envolé.
Leur part, pourtant, ils l’ont goûtée,
Et ce qu’ils ont laissé ils espèrent encore
Le retrouver sur l’oreiller.”
Et comme dans le lied numéro 11, Rêve de Printemps, le voyageur préfère continuer à marcher plutôt que de rêver à ce qu’il n’a pas :
“C’en est fini de tous mes rêves.
Pourquoi donc m’attarder parmi tous les dormeurs ?”
M’attarder parmi les dormeurs ? Si parmi les dormeurs, j’inclus les sédentaires et les flemmards, voilà une préoccupation qui me taraude beaucoup. En quittant le village, j’éprouve vivement la présence de ces deux forces contradictoires : l’envie de marcher et l’appel du foyer. Quand une partie de moi rêve d’aventure, une autre traîne les pieds.
Je crois que cette force qui retient nos envies d’aventure de la même manière que la gravité empêche une fusée de décoller porte un nom : la domestication. On parle en général de la domestication comme du processus par lequel les humains ont apprivoisé les animaux sauvages : chiens, chats, vaches, chèvres… Dans cette approche, la domestication consiste à confiner une nature sauvage dans un espace clos et civilisé. Mais je crois que la domestication n’est pas seulement un processus que nous imposons aux autres : nous le subissons, nous aussi. Pire, nous nous sommes domestiqués nous-mêmes.
Appliquée à l’humain, la domestication est ce double phénomène qui consiste d'un côté à construire son petit nid douillet, et de l'autre à s'y asservir – à en devenir, littéralement, le domestique. Combien de temps passe-t-on à entretenir nos appartements plutôt qu’à cultiver notre jardin intime ? N’y a-t-il pas, dans la frénésie que nous avons à rajeunir sans cesse nos intérieurs, comme une envie de compenser un vieillissement qui nous échappe ?
Allons. À l’intérieur qui asservit, je préfère l’extérieur qui libère. “Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres !”, disait La Boétie. En quittant Lajoux, je fais ma révolution jurassienne contre ma servitude volontaire. Marchons, enfants de la patrie ! Je ne serai le domestique d’aucun catalogue Ikéa. Au détour d’un virage, je jette un regard en arrière vers les barricades encore fumantes de ma révolution mentale…
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Des barricades fumantes, dans le Jura ? Grand Dieu non, c’était évidemment une image. Aucun paysage n’est plus paisible que la campagne jurassienne, qu’elle soit enneigée ou pas. Et personne ne sait en rendre la sérénité comme Denis Bauquier, peintre naïf dont les œuvres ont nourri mon amour pour la région :
Plus qu’une nostalgie, je vois dans ces œuvres le désir brûlant d’une vie simple. On y retrouve un peu de “cette intensité presque muette de la vie où la nécessité et la beauté ne font plus qu’un”, qui serait selon Christian Bobin le vrai cadeau de la vie au grand air.
Des enfants qui vont à l’école, des cheminées qui fument. Une vie déconnectée où l’on saisit les amusements au bord du chemin. Au memento mori des Stoïques, je préfère le memento ambulori : souviens-toi qu’il te faut marcher. Ou, comme on a dit à Lazare : “Lève-toi et marche”.
À l’approche du Manon, le soleil que j’avais quitté frais et net dans le ciel bleu de la Grenotte réapparait enfin de sa longue virée derrière le massif du Massacre. Mais il est beaucoup moins fringant : l’ado’ mal réveillé est devenu un fêtard qui rentre chez lui en voyant trouble. On dirait qu’il a bringué toute la journée.
Moi aussi, j’ai dû voir trouble… quand j’ai choisi mon hôtel. Il occupe le bas d’un immeuble de huit étages à l’architecture digne des stations balnéaires 70’s de l’ex-bloc soviétique. Après le paradis de la Grenotte, la transition est brutale. Peut-être que le dîner rattrapera cette trompeuse première impression ?
Ou peut-être pas…