Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #21 - L’Auberge (Das Wirsthaus)
Où menait la route ? On vous le donne en mille : à la porte d’un cimetière. Les chambres, dans cette demeure, sont-elles toutes occupées ? Heureusement, les portes sont un peu lourdes à pousser (enfin, à soulever). Il lui faut donc poursuivre encore un peu, avec son fidèle bâton de marche.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
C’est l’heure de la sieste. La route qui part du Berbois s’étire paresseusement au soleil, affalée sur son versant sud comme dans un transat’. Tranquille, elle prend la lumière sans chaleur de ce soleil trompeur qui, tel un commerçant en fin de marché, brade les rayons de pacotille qu’il n’a pas écoulés cette semaine...
Samedi 7 janvier, 14h. Des randonneurs à la journée redescendent déjà vers le parking – le vent a sans doute soufflé leurs envies de Nature. Un premier lacet m’élève par-dessus le toit du refuge. Vu de haut, le Berbois est un être qui mérite bien un dernier salut. Ses grandes jambes courent le long de la route de la Pesse. Le buste de sa vallée triangulaire ouvre grand les bras vers l’ouest. En son creux, les chemins de randonnée convergent vers un carrefour-cœur où l’on sent battre le pouls du Jura. Ces derniers hivers, je l’ai connu frénétique. Aujourd’hui, la pulsation est plus faible. Sans neige, le Jura hiverne.
Je m’extirpe vers les hauteurs. Nouveau carrefour. Foncer directement vers La Pesse ? Ou préférer un chemin de traverse ? Une crête me tend l’appât d’un itinéraire bis. J’y mords avidement, pour mieux prolonger la dernière descente. Dos au soleil, je suis mon ombre qui ouvre la voie jusqu’au belvédère du Crêt du Nerbier. En haut, la vue a un parfum de sorbet citron avec son nappage crème glacée.
Après le belvédère, le sentier m’immerge dans un bain de forêt dont je ne ressors pas bien propre. Il fait sombre, humide, et je retrouve une dernière fois la boue des sentiers défoncés et ravinés. Dernier effort pour mes chaussures qui – qui le croirait ? – étaient neuves il y a seulement six jours.
On part parfois marcher comme on se couche après une mauvaise journée : en espérant qu'au retour ou au réveil, tout ira mieux. Cette fois, la redescente vers la civilisation n’est plus une étape, elle est définitive. Demain, je marcherai le long de routes goudronnées pour gagner la gare de Bellegarde. Je dirai adieu à mon beau Jurassic Park et à son immense wilderness – ces “espaces sauvages” pour lesquels l’anglais a ce si joli mot.
Heureusement, mon trajet passe par un sas de décompression : La Pesse. Après les déserts des hauts-plateaux et l’habitat dispersé de Bellecombe, La Pesse est “presque” une vraie ville : 350 habitants, un centre, des commerces, une église typiquement jurassienne… et, puisque c’est le thème du lied du jour, un cimetière.
L’auberge
Son sas de décompression ? Au moment où il y entre, notre voyageur n’est pas sûr de vouloir en sortir : c’est un cimetière où il résiste de justesse à la tentation du dernier repos. Le piano, assez proche du lied précédent, plaque des accords à un tempo très lent. On est moins dans la marche que dans l’endormissement, dans une douce berceuse qui respire le soulagement et la paix – ou, au choix, la mort par le froid.
“À la porte d’un cimetière
Ma route aujourd’hui m’a mené
Ici, je trouverai le gîte
Ai-je en moi-même pensé.”
Pour Schubert aussi, la mort est imminente. Il achève la composition du Voyage d’Hiver en 1827 et meurt à 31 ans un an après, le 19 novembre 1928. Quelques jours avant, il demande à entendre le quatuor n°14 de Beethoven, son idole absolue, dont il sera enterré à quelques mètres, au cimetière de Vienne. En 1888, leurs deux dépouilles seront exhumées et placées quasiment côte à côte dans le “carré des musiciens”. De leur vivant, ils s’étaient à peine croisés. Mais sur son propre lit de mort, un an avant Schubert, Beethoven examinant des œuvres de Schubert s’était exclamé :
“Ce Schubert possède vraiment l’étincelle divine !”
Après le bain de forêt, le bain de foule de Le Pesse où je rince mes relents de misanthropie. Si je me suis demandé à plusieurs reprises où étaient les gens cette semaine, j’ai ma réponse : ils étaient à la Fruitière, où la foule des grands jours a comme moi eu l’idée de refaire ses stocks de fromage (ce qui est d’ailleurs possible à distance, la Fruitière faisant de la vente en ligne). Une marée d’une quinzaine de personnes submerge les deux caissières.
Je remonte vers la Maison de Teiss, mon logement du soir. Il est bientôt 17h. À l’horizon, le soleil se dissout dans une toile de Nicolas de Staël. Anne, logeuse plus qu’adorable, m’installe dans une chambre tout en bois.
À l’heure de l’apéritif, elle me raconte autour d’un macvin la vie de ce village de lisière. Dans ce petit bout du monde qu’est la Pesse, chaque projet tient en équilibre précaire. Il y le restaurant coopératif et locavore des Alvéoles, la malle-bibliothèque qui monte tous les 15 jours de Saint-Claude grâce au partenariat avec la médiathèque “d’en bas”, le soap opéra de l’élevage de bisons qui a finalement fermé après un douloureux feuilleton amoureux…
Le récit d’Anne me fait mieux mesurer à quel point, dans ces villages, le poids des habitants est inversement proportionnel à la densité de population. Dans les grandes villes, l’individu est dilué, gentiment rangé dans la case de son appartement. Alors qu’ici, “habitant” n’est pas juste un nom, mais bien un participe présent. Moins on est, plus l’on compte.
La Pesse est un village à part car ses habitants se battent pour lui. Et dans l’arène de ce combat, Anne est assurément l’une des plus joyeuses gladiatrices. Avant la Pesse, elle a vécu à Paris ou aux Etats-Unis. Puis elle a choisi ce village à taille humaine. Ici, nos petits ciseaux de sculpteur ont encore le pouvoir d’imprimer un peu de notre volonté à la vie environnante. On peut se retrousser les manches sans que les bras nous en tombent. “Avoir un impact”, comme on dit.
J’écoute son récit, spectateur heureux et bien nourri au pain et au macvin. À côté, la vie des grandes villes me paraît bien volage… Et si je rejoignais moi aussi la résistance ?
Avant de trancher cette question, je succombe à un autre appel : celui de la couette, plus vif que jamais pour cette dernière nuit dans le Jura.
Episode en osmose avec notre changement de vie!