Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #20 - Le poteau indicateur (Der Wegweiser)
Pourquoi éviter les chemins où vont les autres ? Quel est ce désir insensé qui l’entraîne vers les déserts ? Il marche encore et encore et, sans repos, cherche son repos. Le trouvera-t-il enfin au bout du chemin ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Entre le lieu-dit des Trois Cheminées et la Borne au lion, à mi-chemin entre les villages de Bellecombe et de la Pesse, se trouve un endroit à part, une combe particulièrement isolée qui ne ressemble à aucune autre de celles où passe la GTJ : la combe des Closettes.
D’habitude, le paysage jurassien a la régularité d’un toit d’ardoise. D’une combe à l’autre, le paysage “tuile”. Les pentes se chevauchent doucement, comme des ambassadeurs à qui un protocole très strict imposerait de profondes courbettes. Aucune rupture abrupte ne vient jamais troubler la musique du paysage.
Ce n’est pas le cas aux Closettes. Dès l’entrée dans la combe, l’horizon se referme. On aperçoit bien le Crêt de Chalam dans le fond. Mais, par les standards jurassiens, c’est quasiment le Machu Picchu : un pic inhospitalier qui défie le regard.
C’est pourtant dans cette combe, comme cloisonnée entre quatre murs (ainsi que même la toponymie semble le constater) qu’on a construit un beau jour de 1888… une école.
Une école, ici ? La première fois que je suis passé devant l’édifice, un torrent d’histoires folles s’est déversé depuis mon imaginaire dans le réceptacle des Closettes. J’ai d’abord rêvé à un enfant qui se rendrait à l’école un matin de février, entre Roi des Aulnes (voir l’épisode 1) et La petite marchande d’allumettes.
J’ai ensuite imaginé un plumitif administratif qui aurait arbitrairement décidé, depuis une préfecture bien chauffée, de placer “son” école à mi-chemin des foyers de population du coin, tout satisfait d’avoir procédé à un savant calcul de barycentre sans jamais s’être rendu sur place. Tout au contraire. La construction de l’école était plutôt une reconnaissance par la République d’un style de vie assez hors-du-commun et propre au Haut-Jura.
Dans les numéros précédents, je suis passé en coup de vent sur Bellecombe (bien poussé en ce sens, il faut le dire, par le blizzard ambiant). Mais au fond de la combe des Closettes, la bise souffle moins, et il est temps de dresser le portrait de cette bourgade qui est beaucoup plus qu’une jolie carte postale.
Le lied du jour, Le panneau indicateur (Der Wegweiser), parle des directions vers lesquelles les routes nous mènent. Il est une direction qu’aucun panneau n’indiquera jamais à Bellecombe : le centre-ville.
Note : Pour voir à quoi il ressemble, allez faire un tour du Google Streetview, ça vaut le coup. Ou essayez de mettre la main sur ce livre malheureusement épuisé…
Bellecombe est un endroit assez fascinant. C’est l’une des communes les plus dispersées de France. Pas de centre, pas de rue-village. Seulement un agglomérat de fermes étalées sur plus de 12 km2, rassemblant en tout et pour tout 70 âmes. Ça fait 6 habitant/km2. À Paris, c’est 20 754. Paradis misanthrope ! Là où se tient 1 Bellecombais se tiennent 3500 Parisiens.
Par leur isolement, les Closettes sont un frigo. Il faut imaginer, en 1888, la solitude de l’instituteur. Le trajet quotidien des élèves vers un lieu qui restait enneigé 6 mois de l’année et qu’on ne gagnait qu’en se déplaçant sur des “cercles”, ancêtres des raquettes à neige. Bref, l’endroit est un vrai décor de film.
Aujourd’hui, les Closettes semblent se repeupler. Le Berbois, un gîte situé un peu plus loin sur le chemin, a remis en état l’un des bâtiments. Un peu en amont, une ferme est habitée. La route est marquée du passage récent d’un véhicule 4 roues. Et une route forestière descend jusqu’à Lélex.
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Le panneau indicateur
Quand la route allait tout droit, c’était facile. Mais maintenant, on arrive à un embranchement. Le piano est le premier à buter. Au début, les accords répétés ont un air de déjà vu : on croirait entendre Gute Nacht, le premier lied du cycle, dont les accords mimaient les pas dans la neige. Ici, les pas s’arrêtent. Il ne sait plus où aller. Il trébuche et s’arrête, hébété, perdu.
Puis vient la résolution finale. Nous autres, passagers clandestins de ce Voyage d’hiver, l’avons sans doute compris depuis plusieurs numéros. Mais ce n’est que maintenant que le voyageur l’admet : il sait où se terminera son voyage. Cette fois, c’est quasiment écrit noir sur blanc.
“Un poteau se dresse
Implacable devant mes yeux ;
Il me faut suivre cette route
D’où personne n’est jamais revenu”.
Mais bon, notre voyageur est bien le seul à être surpris…
De mon côté ? Je compte bien continuer ! Et passer par le Berbois, véritable oasis berbère après la traversée du désert des Closettes. J’avais d’abord pensé y déjeuner, avant d’abandonner. Le Berbois est sytématiquement plein le midi, en particulier un samedi. Et quand j’ai appelé en début de semaine pour y dormir, tout était complet…
Les étroites fenêtres ne laissent rien voir de l’intérieur. Je pousse la porte et laisse à ma droite une bibliothèque à la collection de bandes dessinées très aguicheuse (et si finalement, mon chemin à moi aussi s’arrêtait ici ??) pour entrer… dans une salle vide. “C’est possible de grignoter quelque chose ?” Réponse : un “bah oui” désabusé. La propriétaire a de quoi être déçue, elle n’a eu personne à midi malgré le temps splendide. Tous les randonneurs ont boudé le Berbois et préféré pique-niquer.
Je m’offre tout de même une crêpe au chocolat. Deux tablées se pointent bientôt dans ma foulée : huit randonneurs/retraités et une famille de quatre qui viennent faire la pause-café. Le percolateur carbure. On ne peut pas en dire autant de la caisse-enregistreuse : une tournée de café, c’est léger pour un samedi midi… Surtout que le groupe qui avait réservé le gîte en intégralité a appelé la veille pour décommander, faute de neige. Ce soir, le dortoir sera froid.
Décidément, c’est quand la neige n’est pas là qu’on reconnaît les vrais fans du Jura !
Incroyable cette école!!! Ça donne envie de lire ce livre pour en savoir plus....