Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #19 - Illusion (Täuschung)
Comme un phare dans la nuit, une lumière paraît indiquer le chemin. Mais c’est un piège de naufrageurs : elle n’est là que pour tromper le voyageur. À quel point le naufragé sera-t-il volontaire ?
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
C’était il y a pile dix ans. J’avais dû partir tôt le matin de ma banlieue du sud-est parisien. Sur le coup de 11h30, ma petite Citroën Saxo s’était hissée au sommet de la route de la Pesse pour basculer vers Bellecombe. À l’époque, je venais de découvrir le Voyage d’Hiver qui, déjà, suscitait chez moi l’envie irrépressible d’aller arpenter les sentiers enneigés skis aux pieds. Je me rappelle ma première arrivée à Bellecombe, cette année-là. Saisi par la beauté du paysage, j’avais relancé Gute Nacht, le premier lied du cycle, sur mon iPod relié à l’autoradio. Dès les premières notes, c’était une évidence : comme le soulier de vair allait au pied de Cendrillon, la musique allait à cet endroit.
“Aller”, le verbe pourrait paraître faible. Pour être plus précis, on pourrait dire que la musique s’insérait dans la géographie des lieux comme une pièce de menuiserie bien ajustée, que les lignes musicales épousaient avec grâce les courbes du paysage, ou encore qu’il se dégageait de l’ensemble une impression de solidarité. Pourtant, j’aime aussi l’idée, toute simple, qu’ici la musique de Schubert va. Qu’elle sied à l’endroit, oui, mais que c’est aussi là qu’elle nous conduit naturellement, sur ces chemins blancs ou verts, bien davantage que dans une salle de concert. Marcher avec Schubert, c’est aussi suivre sa musique où elle va.
Dix ans après, je reviens donc au hameau des Trois Cheminées après six jours de marche. En marchant, j’ai relié sur un plan nouveau des points issus de passés plus ou moins éloignés. J’étais aux Rousses il y a 15 ans, aux Fourgs il y a 12 ans, à Bellecombe il y a 10 ans. L’exercice me fait songer aux constellations, ces motifs subjectifs qui relient des étoiles parfois très éloignées les unes des autres. Leurs dessins nous paraissent tellement réels qu’ils nous font oublier la troisième dimension du paysage nocturne : sa profondeur.
Note : pour mieux comprendre le phénomène, les amateurs d’étoiles peuvent aller réviser la différence entre magnitude absolue et magnitude apparente.
Que dit ce plan ? Vers quoi mène-t-il ? Quel motif qui se dégage de l’ensemble des points enfin reliés ? Et si un quelconque motif se dessinait vraiment, faudrait-il y lire autre chose qu’un motif aléatoire, aussi crédible qu’une prédiction astrologique ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
C’est aussi une étoile trompeuse qui guide notre voyageur dans ce 19e lied (sur 24, bientôt la fin !) du Voyage d’Hiver. Au départ, il avance plutôt gaiement vers cette lumière amie :
“Une lueur amie danse devant mes yeux
Je la suis dans sa course folle
Je me plais à la suivre et pourtant je vois bien
Qu’elle égare le voyageur”.
Et malgré un petit moment de désarroi, au moment où il s’aperçoit de la tromperie, il retrouve assez vite le plaisir doux-amer du désespoir et de la douleur :
“Ah, celui dont la peine à la mienne pareille
se livre volontiers à ce piège charmant”
Derrière la douleur, le piano reste léger, majeur et sautillant. De toute façon, au point où nous en sommes, vous l’aurez compris : notre voyageur a des petites tendances masochistes…
Mais pourquoi, au fait, la musique de Schubert colle-t-elle aussi bien au Jura et à la marche ? Du Jura, elle partage les images : les plaines, les rivières, les maisons isolées, les forêts. En s’y promenant, on a l’impression d’être dans le décor du film que pourrait être le Voyage d’Hiver.
Avec la marche, la connexion est plus profonde. Dans sa conception même, la musique de Schubert est une métaphore de notre rapport à la nature. C’est un dialogue où la voix humaine (capable de produire une seule note à la fois, à l’exception très spécifique du chant diaphonique) cherche constamment, à chaque temps de la musique, à s’insérer dans l’harmonie plus vaste du piano (instrument polyphonique, capable de produire plusieurs notes en un accord). Le piano mime tour à tour toutes les composantes de la nature : le vent, le froid, la neige, la boue, le vivant, l’eau, le gel… Il incarne une nature dans laquelle le chant humain cherche en permanence sa place. Les harmonies de la musique et de la nature se superposent. De ce point de vue, le Voyage d’Hiver est une quête de réconciliation qui me paraît éminemment d’actualité.
La première fois que je suis venu aux Trois Cheminées, j’ai dormi Chez Verguet. L’idéalisation et la distance ont sans doute déformé la réalité, mais dans mon souvenir, l’usage de l’électricité y était limité à son strict minimum. La salle commune était chauffée grâce à une cuisinière à bois sur laquelle l’hôte préparait aussi le dîner. Le mobilier était spartiate, et dans les chambres à peine chauffées la température atteignait difficilement les 10°C. Ces premiers voyages dans le Jura étaient un voyage au bout du monde et du temps.
Mais le temps, lui aussi, est souvent trompeur. Cléopâtre, née en 69 av. J.-C., est davantage notre contemporaine que celles des grandes pyramides, construites en 2570 av. J.-C. Je suis venu ici il y a dix ans, et pourtant, cela en paraît cent, tant la neige paraît appartenir à un monde révolu. Le coup de grâce arrive, comme le Père Noël, en traineau : en progressant dans la combe, je croise un attelage de chiens. Pour les entraîner en l’absence de neige, c’est depuis des quads que les mushers les conduisent...
J’arrive à la Guienette, où je suis également venu il y a quelques années. Encore une fois, mon souvenir d’hospitalité se heurte à la dure réalité des horaires d’ouverture. Ce Jura hospitalier appartient-il au siècle passé ? Dans ma tentative de composer une constellation intime, les dates et les souvenirs se téléscopent. Il est 11h, la Guienette ouvre à midi. Pas de thé chaud pour se réchauffer des caresses de la bise glacée. Il faut donc continuer vers la Borne-au-Lion – autre brèche d’où resurgira un lointain passé.
Courage, coeur-de-lion !
Je ne me lasse toujours pas ! J’ai l’impression d’y être !!!
Je rattrape mes quelques newsletters de retard mais et je continue d’être emporté avec toi sur les routes du Jura. Courage pour la dernière ligne (pas si) droite !