Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #22 - Courage ! (Mut !)
Pas plus que le neige n’altère le cours de sa marche, il ne va pas non plus se laisser perturber par les atermoiements de son cœur. “Se plaindre ? C’est bon pour les fous. Allons gaiement de par le monde, contre le vent et les orages. S’il n’est point de Dieu sur terre, alors nous sommes Dieux nous-mêmes !”
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
Contraste peu flatteur pour mon dernier réveil : petit déj’ en Technicolor sous un soleil gris. Gris ? C’est un peu court, d’autant que, depuis le jeu de mots à la mode, il en existerait cinquante nuances.
Hier, à la Maison de Teiss, j’ai partagé mon (excellent) dîner avec un couple bien plus sensible que moi aux nuances de la monochromie – l’homme étant un grand randonneur non-voyant. Des Cévennes à la Bretagne, les seuls obstacles qu’il évite sur les sentiers sont les escaliers et les pentes trop raides.
Je repense à mes propres appréhensions. À mon obsession constante pour les lignes de dénivellation des cartes IGN dans lesquelles, tel un chiromancien qui lit l’avenir dans les lignes de la main, j’essaie de lire mes accès de vertige futurs. Et notre randonneur aveugle ? Quelle cartographie le guidera, lui ?
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
James Holman, le voyageur aveugle
À propos de randonneur aveugle, j’ai découvert il y a peu l’histoire de James Holman, un marin de carrière devenu aveugle à 24 ans. Plongé dans le noir, James commence par sombrer. Puis, progressivement, il se prend au jeu de ce monde obscur qui se révèle par petites gorgées et par tâtonnements – par opposition au monde visible qu’on engloutit d’un seul coup d'œil. Il s’entraîne tant et si bien qu’il devient capable de trouver sa table dans un restaurant bondé ou de saluer les femmes dans la rue.
À 32 ans, un ami lui suggère d’aller goûter l’air de la Méditerranée. Dans les rues de Rome, James marche d’un si bon pas qu’il sème son guide. Il ne s’arrêtera pas : c’est le début d’un périple qui le mènera en Sibérie, au Brésil, en Afrique du Sud. Il explorera même des parties inconnues de l’Australie… parcourant seul (et à pied !) plus de 400 000 km. Dans son périple, à une époque où le “voyage” en soi n’existait pas, James Holman n’avait pour seul guide… qu’une confiance aveugle envers autrui.
Note : ce texte reprend pour grande partie un texte que j’ai publié dans la newsletter Les Others.
Confiance aveugle envers autrui ? Ce n’est d’habitude pas exactement mon cas, moi qui part sur les sentiers chercher autonomie et solitude. Mais ce matin, je vais devoir compter sur autrui pour attraper à temps mon TGV. Il pleut, la route est très (trop) longue. Il va falloir faire du stop.
Très gentiment, ma logeuse Anne m’avance jusqu’à un premier carrefour… qui n’est rien d’autre qu’une intersection. Deux routes qui se croisent au milieu de nulle part. Pauvre pêcheur de ce dimanche pluvieux, je lance mon petit hameçon dans la tempête.
Stop #1. Immobile sous la pluie, le temps passe lentement. Et ce ne sont pas les voitures qui passent qui risquent d’accélérer le tempo : j’en ai compté une seule en dix minutes. La troisième est la bonne. Un cadre dynamique qui rentre de Saint-Claude m’avance jusqu’à Echallon.
Stop #2. À peine lâché à un nouveau carrefour, une fourgonnette blanche s’arrête. Apparemment, je ne suis pas au bon endroit. Il y a trop peu de passage, ici. Un employé municipal – grand chasseur de morilles – me descend un petit kilomètre plus bas.
Stop #3. À l’abri sous le préau de la salle municipale, j’observe mes stats fondre comme la neige de cet hiver : beaucoup de voitures passent, peu s’arrêtent. Une dizaine de véhicules et quinze minutes plus tard, la veine revient. Mon nouveau pilote ne connaît des hauteurs du Jura que le Crêt de la Neige, où l’on pratique le ski alpin. Les hautes-combes ? Pas sa came. Pendant que la route slalome vers la vallée, on parle des prix délirants des forfaits des grands domaines des Alpes.
Le stop, ce grand jeu de flipper. Dans le champ d’astéroïdes de l’humanité, deux êtres s’apprêtent tout à coup à rentrer en collision. Leurs points de départ sont peut-être très éloignés (ou peut-être pas tant que ça). Leurs trajectoires sont, qui sait, perpendiculaires (ou au contraire quasiment parallèles). Mais les aléas du grand chamboule-tout cosmique ont plié l’espace-temps. Et la rencontre qui n’aurait jamais dû arriver… arrive.
Note : Le stop est vraiment une philosophie de vie, et bravo aux formidables organisateurs de la Mad Jacques qui font beaucoup pour y convertir des pratiquants de tous âges.
Si mon parcours a été une tentative d’esquisser une constellation intime, cette expérience du stop me suggère une nouvelle règle de mon astrophysique personnelle : la règle des orbites amicales.
Il y a d’abord les amitiés planétaires. Même si elles peuvent parfois être éclipsées par la lune ou disparaître pour un moment du ciel nocturne, elles gravitent toute la vie autour de vous. Leur présence est là, ancrée, indéfectible. Elles font partie de votre système même si, les années passant et les relations se distendant, les planètes les plus reculées finissent parfois par disparaître dans l’ombre des confins.
Et puis il y a les amitiés cométiques. Comme les comètes, elles viennent de très loin. Leurs trajectoires sont excentriques. Quand les planètes, elles, sont héliocentrées (elles tournent autour d’un même astre), le centre de l’orbite d’une comète est un point lointain, inconnu, qu’on n’explorera sans doute jamais. Mais, à un moment précieux, sa trajectoire vous frôle et vous englobe. Peut-être réapparaîtra-t-elle un jour. Il faudrait, pour le savoir, procéder à de savants calculs. Ou bien choisir de se fier à la chance…
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Courage !
On parle bien de courage, aujourd’hui. Celui de s’élancer à l’aveuglette sur les sentiers (que l’on soit voyant ou pas), d’accepter qu’en matière de voyage, la destination inconnue est la seule qui soit perdue d’avance, qu’il faut s’affranchir de ce tourisme de reconnaissance qui consiste à aller voir des endroits dont on sait déjà tout (on pourrait dire aussi : tourisme de confirmation. Celui qui nous fait dire : “ah oui, c’est aussi bien que ça en avait l’air sur Instagram”).
À deux numéros de la fin, et après la tentation de l’auberge/cimetière du lied précédent, notre voyageur cherche lui aussi un second souffle. Et c’est un souffle divin : le cri de celui qui veut être maître de son propre destin.
Au point de désespoir romantique où en est notre voyageur, il est seul au monde, livré à lui-même.
Plus que deux lieder avant la fin…
Je me sens tout petit. Me voilà redescendu bien bas, tout au fond de la vallée encaissée de Bellegarde, et désormais les sommets me toisent. Dans quelques minutes, le TGV effacera en trois heures les 500 km qui me séparent de Paris. Et dire qu’à pied, j’en ai parcouru à peine 150 en une semaine.
Que vais-bien pouvoir raconter dans les deux prochains épisodes ? Il me reste le train. Et – paraît-il – on écrit bien, dans le train.