Ceci est un épisode d’Un Voyage d’Hiver, une newsletter éphémère pour aller marcher sur la GTJ avec Schubert et des röstis. Si vous avez raté le début, ça a commencé ici.
Chaque épisode s’ouvrira sur l’un des 24 lieder du Voyage d’Hiver de Schubert. Voici donc le lied du jour.
Lied #23 - Les Trois Soleils (Die Nebensonnen)
Il y a trois soleils dans le ciel. Tel un monstre à trois yeux, ils le fixent. Hélas ! Ces soleils ne sont pas les siens. Il en avait trois, jadis : les deux premiers se sont fermés il y a longtemps, l’envoyant errer sur les sentiers. Le dernier ne tardera pas, lui aussi, à s’éteindre : la nuit tombe.
Audio : version de Dietrich Fischer-Dieskau et Jorg Demus, 1964
Pour écouter/regarder la version sous-titrée, c’est ici.
La météo est formelle : la neige, c’est pour demain. Et pour toute la semaine suivante, d’ailleurs. Ces jours prochains, les flocons vont tomber à la pelle. L’hiver blanc a juste eu un léger retard au démarrage. Tels Harry et Sally, on s’est manqués de peu, elle et moi.
Le TGV de ce dimanche 8 janvier file entre les montagnes vertes. Deux jours plus tard, elles blanchiront d’un coup. Presque instantanément, mon Instagram se remplira des stories blanches de ceux qui auront préféré repousser leurs vacances plutôt que de se coltiner cet hiver brun. D’un coup de flocon magique, les pistes se rempliront, les gîtes déborderont. Ce sera le sprint massif vers la neige, la ruée vers le dehors.
Pourtant, au moment où j’écris ces lignes, nous sommes dimanche 9 avril. L’hiver a passé. Partout, l’explosion en slow motion du printemps a commencé. Des nouveaux géraniums squattent mes balconnières parisiennes. Et mon Voyage d’Hiver paraît de plus en plus lointain. Avant chaque nouvel épisode, il me faut dissiper la brume qui s’épaissit avec les semaines, tel un jardinier qui pioche avant de faire sa plate-bande.
Bien sûr, ce dédoublement a toujours été là. Je n’ai écrit aucune des newsletters de ce Voyage d’Hiver dans le Jura, sur place. Du carnet que je noircissais consciencieusement matin et soir (et plus si motivation), je n’ai pas gardé grand’chose. À peine quelques aphorismes ici ou là. Le reste n’était vraiment pas à la hauteur. En relisant mes notes dans le train, j’ai même été assez sérieusement abattu : “tout ça pour ça ??”
Comme Julien Gracq a écrit son En Lisant, en écrivant, j’espérais pondre un En Marchant, en écrivant où la marche serait l’électricité, le courant alternatif de mon écriture – car mes désirs de randos et d’écriture se nourrissent tout deux de va-et-vient, de marche avant et de machine arrière. En marchant en écrivant ? La synchronicité de la formule ne s’est jamais réalisée. Il m’a fallu marcher d’abord, écrire après. Jeter mon carnet, puis tout reconstruire. Et réinventer ?
Sur la route, il faut se nourrir pour continuer à avancer. Les pauses ravito seront l’occasion de déguster quelques délicieux lieder de Schubert.
Le dédoublement, c’est aussi le thème du lied du jour : Les Trois Soleils (Die Nebensonnen). Pour pas mal de spécialistes, le Voyage d’Hiver est aussi un voyage vers la folie. Et c’est vrai que, plus on s’approche de la fin du cycle, plus les mirages se multiplient. Bien sûr, il y a d’abord eu l’amour de la jeune fille (#1). Puis les hallucinations du feu follet (#9), la trompeuse clarté (#19) ou encore le cimetière devenu auberge (#21)... Plus on s’approche de la fin du cycle, plus on s’éloigne de la réalité.
“Trois soleils aux cieux m’apparurent
Longuement je les contemplai
On eût dit, à leur regard fixe,
Qu’ils ne voulaient pas me quitter
Ah ! Vous n’êtes point mes soleils !
Que vos regards fixent un autre !
Oui, j’avais trois soleils, naguère,
Les deux meilleurs ont disparu.
Puisse le troisième les suivre !
Dans la nuit je serai bien mieux.
On en a déjà parlé, chez Schubert, le désespoir n’est jamais mineur. Au propre comme au figuré : c’est évidemment un sentiment capital, le vrai moteur du voyage. Mais c’est aussi un sentiment que Schubert choisit de chanter sur le mode majeur, habituellement gai et noble, dans de beaux accords, simples, amples, qui résonnent longtemps avant de s’éteindre dans la brume de la résonance.
Dans le dernier couplet, c’est la voix elle-même qui disparaît dans la brume. Clairement, on se rapproche du dernier soupir.
Patience, il arrive.
Sur la route, face à un paysage particulier ou une curiosité, une pause s’impose. Le périple sera donc marqué de quelques interludes qui se pencheront sur des points marquants.
Jusqu’au bout, le Voyage d’hiver reste un émerveillement devant la Nature et ses pouvoirs “sur-naturels” (sic). Car au fond, c’est bien dans nos têtes que les phénomènes magiques (mirages et hallucinations) surviennent. Dans la Nature, ils ont toujours une explication scientifique et ils n’ont finalement pour seule magie que la poésie de ce qui nous échappe.
C’est le cas de nos trois soleils. Littéralement, le titre allemand de ce lied est “les soleils de brume”, qu’on traduit parfois en français par le terme méconnu de parhélie – un phénomène qu’on peut observer un peu partout, comme par exemple dans le Cotentin en 2020.
Par un effet optique dit “de halo”, deux images lumineuses entourent le soleil. L’apparition peut durer de quelques secondes à plusieurs dizaines de minutes. Selon Wikipédia, “le terme est parfois utilisé, dans un sens figuré, pour décrire le pâle reflet, le double amoindri, de quelque chose ou de quelqu'un”.
Si on se met à y réfléchir, les parhélies sont partout : pâles reflets qui bousculent nos repères et perturbent notre orientation. Il y a cet hiver brun qui, même si je l’ai déployé sur 23 newsletters, n’aura finalement pas duré si longtemps. Mon exercice d’écriture aussi, qui pourrait faire miroiter un profil d’écrivain-voyageur inspiré alors que chaque épisode est arraché de haute lutte au clavier (à côté, creuser une plate-bande est une vraie partie de rigolade).
Et il suffit sans doute de lever la tête et contempler un temps le soleil pour en trouver plein d’autres…
Cette fois, on y est, c’est le bout du voyage. Le dernier épisode verra une chose rare dans ce Voyage d’Hiver : une présence humaine. Notre voyageur va enfin rencontrer quelqu’un. Ce sera la fin du voyage, pour lui comme pour ce projet qui a déjà marché un peu trop – jusque sur les plate-bandes du printemps. “Il est grand temps de rallumer les étoiles”, disait Apollinaire. Et aussi de laisser la place aux fleurs.
Deja presque fini.... quel dommage! Mais on peut les relire!!!